samedi 15 septembre 2001

Lettres de prison à Lucette Destouches et à maître Mikkelsen, 1945-1947 - Céline

C’est un document et non de la littérature. Un document sur la vie de Céline de peu d’intérêt mais d’un grand intérêt en ce qui concerne les collaborateurs français. Les notes de l’édition sont très utiles pour quiconque veut étudier les personnalités françaises ayant collaboré pendant l’occupation allemande. Le regard de Céline est aussi révélateur de la situation politique de la France de 1946 (L51).
J’ai lu ces lettres comme des arguments justifiants la thèse de Philippe Muray. On trouve de nombreux éléments surprenants si on lit ces lettres avec une perspective.

Tout d’abord la sensibilité affective de Céline vis à vis de sa femme et de son chat, à la limite de la niaiserie. Cela donne quelques lettres d’un lyrisme émouvant : les lettres 92, 104 et 153. Son âge, ses infirmités, son passé sont motifs de douces plaintes. Il se montre faible, touché. Il parle de dépression et de suicide (L71), il a peur de la condamnation à mort par contumace (L59).

Ensuite le problème des pamphlets. Céline offre de pistes d’interprétation. Il ne se pense pas coupable ni d’un point de vue légal, car ses écrits incriminés sont antérieur à la loi de 1940 sur l’épuration, ni d’un point de vue idéologique car il se dit patriote, pacifiste et pas antisémite. Cette profession de foi non antisémite doit cependant être relativisée au vue des multiples remarques de Céline:
  • « Je m’accroche au Droit d’Asile comme un diable ! Comme un juif ! » et « Il faut s’accrocher au Danemark. Comme les juifs nos maîtres en toutes choses. » (L17)
  • « Pour dire les choses bien franchement si j’étais juif et placé dans des circonstances analogues je serais sorti de prison depuis bien longtemps ! » (L89)
  • « Si l’on avait emprisonné les Juifs d’Hitler réfugiés au Danemark comme on m’emprisonne la moitié serait morts. » (L90).

Il ne se voit en effet que comme un écrivain :
  • « […] je suis toujours demeuré très strictement un écrivain. » (L1)
  • « je suis un écrivain et rien qu’un écrivain » (L11 et 14)
  • « Je ne suis ni criminel de guerre ni agent de la propagande ni nazi ni politicien. Je n’ai jamais été d’aucun parti. Je n’ai même jamais voté. Je suis seulement un écrivain. » (L12)
  • « […] j’insiste bien sur ce fait qu’à aucun moment ni avant, ni pendant la guerre je n’ai été autre chose qu’un écrivain, à l’état pur si j’ose dire, jamais un journaliste, jamais propagandiste, jamais politicien, jamais militaire. Français, médecin et écrivain – voilà ce que je suis et rien d’autre. Aucun compromis. »

Céline a une haute estime de ces écrits : « Je me permets de vous rappeler […] que ma situation dans les lettres française est unique. Je suis l’auteur le plus cher et le plus exigeant du marché français. Je suis impitoyable, atroce. Mon travail est toujours impeccable irréfragable, absolu – mais mes convictions aussi. Ma signature n’est pas galvaudée – elle est rarissime. Jamais un article [faux : article « Qu’on s’explique » dans Candide du 16.03.1933], jamais un feuillet. Il m’aurait toujours été facile de doubler mes revenus littéraires en permettant ce qui est très licite, presque normal, que l’on passe mes livres en feuilletons. Tous les auteurs, les plus grands ont agi de cette façon, Hugo, Chateaubriand, George Sand, Balzac et presque tous les écrivains actuels. Moi jamais. J’ai refusé plusieurs millions et me suis fait bien des ennemis par cette sévérité. Je ne veux être publié qu’en livres. C’est ma manie, mon puritanisme littéraire. Donc ma signature vue cette singularité ne se discute pas. Je refuse absolument de me laisser mettre sur le même rang que des écrivains commerciaux. » (L156).
C’est auréolé de cette gloire d’écrivain qu’il peut critiquer le milieu littéraire français. « Parmi tant de haine dont je suis l’objet je dois encore compter sur celle de presque tous les littérateurs français, jeunes et vieux, race diaboliquement envieuse s’il en fut, et qui ne m’ont jamais pardonné mon entrée si soudaine, si éclatante dans la littérature française. Ceux-là ne respireront que le jour où je serai exécuté. « Le voyage au bout de la nuit » les empêche positivement de respirer, de vivre depuis sa parution(1932). » (L20). Il croit même que son emprisonnement est dû à une cabale du milieu littéraire : « La vérité est que j’ai des rivaux littéraires, qui veulent se venger et me faire supprimer. » (L11). cf. Lettre 27 pour le cas de Malraux.

Céline se voit comme un pacifiste et un patriote :
  • « Je nie formellement avoir fait quoi que ce soi contre le gouvernement français. Je suis un patriote et rien d’autre. j’ai voulu empêcher la guerre, c’est tout. » (L35)
  • « Je ne me sens coupable d’aucun crime. Je n’ai voulu qu’empêcher la guerre. Je ne recommencerais pas. Ils pourront s’assassiner jusqu’au dernier homme. Je les assure d’avance de mon parfait silence. » (L78)
  • « Je n’ai jamais trahi personne. Je suis un super patriote français qui avait poétiquement rêvé de contribuer à empêcher la guerre. Je trouvais que mon dévouement et mon sacrifice étaient nécessaire. Je suis tout le contraire d’un traite. Je trouvais que les Français avaient assez perdu d’hommes de 14 à 18 (2 000 000). Je suis puni, atrocement puni, d’avoir été trop sensible et trop généreux. » (L82)
  • « Je ne demande qu’à rentrer en France, vous le savez, je suis un super patriote français, un janséniste du patriotisme français […]. Je veux trop pur et trop beau, c’est mon seul crime et le seul que je me reconnaisse et qu’il soit honnêtement possible de me trouver. » (L84)
  • « Et si on te parle des souffrances et des martyres de Buchenwald ! nous avons aussi enduré des souffrances et des martyres avec cette différence que les juifs eux poussaient à la guerre et que moi je voulais l’empêcher. je n’ai jamais voulu martyriser personne. Je voulais empêcher certains clans juifs de pousser la France dans la guerre. Une fois la guerre déclenchée toutes les saloperies s’ensuivent et s’enchaînent, Buchenwald et le Reste. Je n’en suis nullement responsable, au contraire moi moins que tout autre. » (L92)
  • « Enfin Churchill a écrit plus méchamment que moi contre les juifs et Jésus-Christ lui-même les a maudits ouvertement dans son Évangile selon S. Matthieu. Fariboles que cette malédiction à laquelle on voudrait absolument que je consente. Je n’y consens pas du tout. Je n’ai jamais voulu le mal d’un juif. Je ne voulais pas qu’ils nous poussent à la guerre. C’est tout. » (L99)

Les Beaux Draps ? : « Œuvre bien anodine, où il n’est même plus question des Allemands, livre de pacifisme, de poésie et de philosophie. » (L20). La fondamentale lettre 20 rappelle le désengagement politique de Céline. Pourtant il parle lui-même de ses livres comme de livres politiques : « En vérité il s’agit surtout et seulement de me faire expier les livres politiques que j’ai écris avant la guerre. » (L74). Il semble que Céline considère que ces livres soient politiques mais qu’ils le soient dans le sens d’une défense de la France. Pour défendre la France, Céline en serait venu à une position antisémite. Cette position politique dans ses écrits n’implique pas un activisme politique dont Céline se défend vivement. Céline reconnaît donc son antisémitisme quand il essaie de s’en déculpabiliser : « Aurai-je inventé l’antisémitisme ? » (L20). L’antisémitisme de Céline est lié à la question de la pureté du sang : « Il faut considérer la France comme une terre d’émigration massive, un peu comme les États-Unis avant 1900 où toutes les races se mêlent et se débrouillent. Il ne faut pas à aucun prix mon Dieu ! s’opposer à ce courant biologique fatal. Sinon quel martyr vous attend ! Il ne faut pas jouer les Peaux Rouges Récalcitrant ! Que non ! Je le dirai je le hurlerai ! » (L29) L’antisémitisme de Céline est cependant difficile à définir : il semble nécessaire par principe mais Céline se défend d’un activisme antisémite : « Je n’ai eu aucune action antisémite pendant la guerre, aucune. Les juifs devraient m’élever une statue pour le mal que je ne leur ai pas fait. Si je m’étais occupé d’eux, j’aurais pu en faire facilement déporter 3 ou 400 000 de plus en Pologne. Je n’attaque pas l’adversaire abattu. Je ne réclame pas qu’on l’étouffe en prison. Si les juifs me traitaient aussi loyalement je ne serai pas où je suis. » (L102).


Il qualifie l’ensemble de son œuvre comme humoristique, rabelaisienne, antisémite et pacifiste. Quel est le lien entre antisémitisme et pacifisme ? « Si j’ai attaqué les juifs c’est que je les voyais provocateurs de guerre et que je croyais le national socialisme pacifiste ! Hélas ! rien de tout ceci ne me regardait il a bien raison. » (L105). La voie du pacifisme impliquait pour Céline l’antisémitisme. Mais sous quelle forme ? Céline ne le précise pas. Mais il a conscience de son erreur : La lettre 20 est rétrospectivement ignoble : « Les juifs ont toujours été parfaitement libres (comme je ne le suis pas) de leur personne et de leurs biens dans la Zone de Vichy pendant toute la guerre. Dans la zone nord ils ont dû arborer pendant quelques mois une petite étoile. (Quelle gloire ! Je veux bien en arborer dix !) On a confisqué quelques bien juifs (avec quels chichis !) qu’ils ont récupéré depuis lors et comment ! à intérêt composé (mes biens ne me seront jamais rendus). Il est exact que l’on a expulsé de France et renvoyé dans leur pays d’origine quantité de juifs étrangers. Cette mesure a surtout été prise en raison de la disette.[…] Et puisque nous en sommes aux persécutions juives, dois-je signaler que pendant l’occupation les plus actifs agents de la Gestapo, des SA et SD étaient presque toujours des juifs ou des ½ juifs, que les plus ardents persécuteurs de juifs, dénonciateurs, étaient des juifs eux-mêmes. […] Ce phénomène a dû se reproduire dans d’autres pays. Il m’a rendu moi-même bien songeur et bien douteux de tout principe racial. J’ai trouvé chez la plupart des antisémites notoires et des grands « collaborateurs » d’évidentes traces de sang sémite et de filiations israélites. J’en suis arrivé à penser que le jeu où je m’étais si fort engagé, où je m’étais détruit de fond en comble, n’était qu’un jeu de dupes, où toutes les cartes étaient fausses et pipées. Don Quichotte au moins lui se ruait contre de véritables moulins à vent, je n’ai rien rencontré de semblable, seulement un cauchemar, une friponnerie inepte, où des têtes, les mêmes jouaient tous les rôles. » (L20)
Cette conscience de l’erreur va jusqu’à un retournement : « Les juifs font sauter les Anglais en Palestine ils ont bien raison. Vive les Juifs ! Personne ne peut le remplacer. Plus je vais plus je les respecte et les aime. Il y a 500 millions d’aryens en Europe s’en est-il levé un seul pour demander qu’on me libère ! Vive les juifs, la prochaine fois que je voudrai me sacrifier je le ferai pour les juifs. Je ne donnerai plus de perles aux cochons. » (L100)
L’antisémitisme de Céline semble être une alternative à la misanthropie : « Mon Dieu quelle race immonde [la race humaine] ! Il faut les prendre pour leurs charmes physiques (s’ils en ont) mais pour le reste mon dieu dans 999 cas sur 1000 quel cloaque ! quelle gluante empêtrante infectieuse haineuse sottise. On se laisse aller à toucher à ces têtes et l’on est perdu ! On se damne positivement. Ce sont toutes des viandes d’abattoirs. il faut leur laisser leur destin. » (L32). C'est pourquoi Sartre n’a rien compris quand il dit : «  Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c’est qu’il était payé. » Pourtant il vise juste quand il ajoute : « Au fond de son cœur, il n’y croyait pas : pour lui il n’y a de solution que dans le suicide collectif, la non-procréation, la mort. » (« Portrait de l’antisémite », Les Temps Modernes, cf. aussi « Écrire pour une époque », Valeurs, oct.46/jan.47)

La solution de ces contradictions est-elle dans cette clé de lecture : « Tout chez moi est à transposer. » (L137) L’éditeur de ces lettres affirme que « les événements de la prison n’ont pas été réinvestis dans l’œuvre romanesque », mais Céline y écrit cependant Féerie pour une autre fois.

Voir articles du 15.12.1945 de Samedi Soir et articles du 19.12.1945 de France Soir, Le Monde, Ouest France, Le Figaro, Le Franc-Tireur.

mercredi 15 août 2001

Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire - Georges Bensoussan

Argument : on assiste à un oubli du sens d’Auschwitz alors même que se multiplient les commémorations. Il ne faut pas se méprendre sur l’idée de l’auteur : compassion pour les victimes et révolte sont normales mais 1) ça n’explique rien, cela ne fait pas sens et peut même occulter le sens de l’événement et 2) il y peut être une fascination pour la Shoah pour la violence gratuite infligée à une victime sans défense.
L’auteur dresse donc de part et d’autre, c'est-à-dire du côté juif et du côté des belligérants (France de Vichy, Allemagne nazie et USA [?]), l’histoire de l’histoire de la Shoah. Pour le peuple juif le traumatisme est fondateur (ou catalyseur) du sionisme. Il n’y a pas d'État d’Israël sans Shoah. Il n’y a pas eu de résistance juive parce que les juifs dispersés en Europe vivaient leur judéité comme une confession privée, ils ne se vivaient pas comme un peuple. Si les juifs s’étaient pensés comme un peuple, la résistance aurait pu être plus active. [De ce point de vue la réflexion de l’auteur est d’un grande actualité car il pose la question du sens politique d’un État naît d’une telle catastrophe. Dans quelle mesure la situation actuelle d’Israël n’est-elle pas due en partie à cette absence de réflexion politique sur le statut exceptionnel de cet État ?] il ne faut pas oublier que les juifs ont participé à leur destruction.
Du côté des belligérants, il y a l’ombre portée de la question du gouvernement de Vichy. Comment la France de l’entre-deux-guerres a-t-elle pu déboucher sur la participation au génocide ? L’intérêt du livre est qu’il n’apporte pas de réponses historiques mais qu’il pose les bonnes questions. Questions qui sont oubliées par la pédagogie de la WWII en vigueur. Le point de départ de la réflexion est : comment enseigner Auschwitz ? c'est-à-dire qu’enseigner d’Auschwitz ? quoi ? Bensoussan propose d’entrer dans le détail de l’extermination non pour soulever une vague émotionnelle mais pour montrer que Auschwitz est une conséquence d’une évolution double : 1) l’avènement de l'État bureaucratique. Qui a tué les juifs ? Personne, car peu de témoins ont conscience d’y avoir participé. La normalité est de vigueur et c’est cela qu’il faut comprendre non pas tant d’un point de vue religieux ou métaphysique (le retour du mal), mais d’un point de vue politique. Qui a tué ? La machine d'État, broyeuse d’identité en même temps que constitutive de l’identité démocratique, productrice de conformité. 2) la mise en place de la biocratie. Shoah = purification hygiénique. [néologisme de biocratie est tout à fait actuel : affaire de l’enfant handicapé qui attaque ses parents et débats autour du clonage humain.]
=>Le sens de la Shoah est politique. Événement fondateur de l’histoire du XXe. Événement qui interroge et conditionne notre politique actuelle.