samedi 7 septembre 2013

3 semaines en Turquie du point de vue littéraire

Que lire avant de partir pour 3 semaines de vacances en Turquie, dont une semaine à Istanbul ? Et qu'emmener pour lire sur place ? Il s'agit de deux petites bibliographies très différentes, relevant de la culture d'un honnête homme moderne et non d'une bibliographie savante et sûrement très vaste sur la question.
Avant de partir, j'ai essayé de me donner un cadre historique suffisamment vaste pour y situer tout ce que nous serions amenés à voir à Istanbul, mais aussi en Cappadoce et sur la côte sud. Il me fallait donc remonter jusqu'à Constantinople et Byzance. 
J'ai commencé par un ouvrage d'initiation, qui au final s'est révélé un peu trop primaire : Tout l'or de Byzance de Michel Kaplan dans la collection Découvertes Gallimard. Comme souvent dans cette collection, le format nuit à l'intérêt principal de l'ouvrage : l'iconographie. Le livre est en effet très richement illustré mais les images sont si petites ! Elles mériteraient un format plus important, d'autant plus que le livre vaut plus pour ses images que pour le texte car Kaplan a choisi une approche thématique de l'empire byzantin, approche qui ne se révèle réellement compréhensible et donc intéressante que pour ceux qui connaissent déjà un tant soit peu l'histoire de cet empire. 
Paradoxalement, pour mieux saisir ce premier livre d'initiation, je me suis donc plongé dans L'histoire de Byzance de John Julius Norwich. Dans un style très britannique, Norwich parvient à brosser les 10 siècles de cet empire, en mêlant la grande et la petite histoire (ô combien importante !) pour en comprendre la gloire et les aléas. Pour plus de détails, je vous renvoie sur le très juste commentaire d'un blogueur.
Enfin, laissant de côté (pour le moment !) l'histoire de l'empire ottoman et pour aborder l'histoire de la Turquie moderne, j'ai lu La Turquie, de l'empire ottoman à la république d'Atatürk de Thierry Zarcone toujours dans la collection Découvertes Gallimard. Excellent petit ouvrage qui glisse un peu rapidement sur la fin de l'empire ottoman mais pour mieux se consacrer à la naissance de la République turque moderne autour de la figure, exceptionnelle à plus d'un titre, d'Atatürk. Zarcone aborde à la fin de son livre la question très particulière de l'islam dans le système politique turc et les problèmes qu'il pose. J'ai appris beaucoup de chose et je recommande la lecture de ce petit livre à ceux qui doutent de la place de la Turquie dans l'Union Européenne.
Bien ! Tout cela est assez savant et historique, ce n'est pas ce qu'on a envie de lire sur la plage ou dans le bus. Alors, que choisir du point de vue de la fiction ? Quand on pense à littérature turque, un nom surgit immédiatement : Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006. Et l'un de ses romans vient également rapidement à l'esprit : Mon nom est rouge, Prix du Meilleur Livre étranger en 2002. J'ai dévoré en moins de 15 jours ce gros pavé de 736 pages dont l'intrigue ne se déroule pourtant que sur une grosse semaine. L'entrée dans le roman est un peu surprenante, voire déstabilisante, mais elle pose d'emblée une sorte de contrat de lecture, puisque le premier personnage à prendre la parole est mort. C'est son cadavre que l'on écoute. Puis la voix du roman se fait polyphonique, puisque même des personnages abstraits (qui se révèlent bien plus que cela...), comme les couleurs noir et rouge mais aussi la mort, prennent aussi la parole. Pamuk parvient à mêler avec beaucoup d'habileté une intrigue quasi-policière à une réflexion sur la place de la peinture dans l'islam médiéval. L'auteur n'évite cependant pas quelques longueurs  dues, me semble-t-il, à une sorte de fascination pour sa propre écriture. Rien de narcissique là-dedans, mais plutôt, un désir d'écrivain de rivaliser avec la peinture et surtout ces petits mondes qu'étaient les miniatures. L'ouvrage développe, en filigrane, tout une réflexion sur le rapport dialectique entre la tradition et le style personnel. L'un des personnage donne de ce dernier cette définition à méditer : "une erreur qui ne provient pas d'un manque de maîtrise, mais émane de l'intérieur de l'âme de l'artiste, cesse d'être une erreur, et devient un style." 
Le roman ne cesse de parler de deux personnages de la poésie perse classique, et de leur représentation : Khosrow et Shirin. A ce jour, je n'ai cependant pas trouvé d'ouvrage en langue française, sur ces deux héros. Par contre, je compte bien investir dans L'art figuratif en islam médiéval de Michael Barry pour comprendre un peu mieux toutes les références aux figures quasi-légendaires des peintres évoqués par les personnages du roman de Pamuk.
Ensuite, j'ai lu La bâtarde d'Istanbul d'Elif Shalaf, un roman écrit par une auteure turque (même si la traduction française a été faite à partir de l'édition anglaise ?!) et abordant un problème éminemment turc : la question arménienne. Le roman commence vraiment, par la manière de camper les personnages dans leur environnement quotidien, dans la veine des romans socio-critiques anglais, comme ceux de David Lodge. L'humour et la distance ironique sur les personnages sont en effet là, mais l'intrigue bascule aussi dans le fantastique et surtout dans le drame historico-famillial. Sans aucune complaisance pour les Turcs, ni pour les Arméniens, Elif Shafak montre qu'un roman est aussi une manière de contribuer à une réflexion collective sur la mémoire des peuples et le dialogue des cultures. La question que cette auteure aborde semble susciter encore des réactions extrêmement vives en Turquie puisque Elif Shafak, à cause de ce roman, a été traînée en justice pour insulte à l'identité nationale turque. Elle encourait trois ans de prison, mais fut finalement (et heureusement !) acquittée.
L'un des personnages de ce roman, Armanoush Tchakhmakhchian, affirme à un moment : "Tu sais, le mot FIN n'apparait jamais quand tu termines un livre. Ce n'est pas  comme au cinéma. Quand je ferme un roman, je n'ai pas l'impression de terminer quoi que ce soit, si bien que j'ai besoin d'en ouvrir un autre" (p.117). Elle affirmait là quelque chose que je ressentais sans parvenir à le formuler ! Elle regarde alors les livres qu'elle vient d'acheter : deux Borges, L'Aleph et Fictions, Narcisse et Goldmund de Hesse, déjà lus et hautement appréciés, en ce qui me concerne, mais aussi et surtout, La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, Agonie d'agapè de William Gaddis, Les Mambos Kings d'Oscar Hijuelos, Paysage peint avec du thé de Milorad Pavic, La femme jaune de Leslie Marmon Silko et deux Kundera : Le livre du rire et de l'oubli et La vie est ailleurs. Toute une série de roman, complètement inconnus pour moi et dont certains sont non seulement traduits en français mais aussi disponibles en poche ! Sentant une certaine affinité littéraire avec ce personnage, je me suis fié (avec raison !) à ses choix. 
J'ai donc commencé par lire le très court et très, très étonnant Agonie d'agapè de William Gaddis. Un véritable OLNI : Objet Littéraire Non Identifié. Je n'ai jamais rien lu de tel, même si la véhémence du ton, confinant parfois à la paranoïa, n'est pas sans évoquer le Pour Louis de Funès de Novarina. Il est tout simplement impossible (et sans intérêt) de raconter le contenu de ce court récit, mais ceux qui auront la force de se maintenir à flot de ce monologue, découvriront une écriture puissante et maîtrisée derrière la montée de la folie. Je vous renvoie à ces quelques lignes décrivant le projet de cette Agonie.
Ensuite, j'ai lu l’inénarrable La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Je me suis beaucoup amusé à lire la progressive conjuration de cette série de personnages loufoques, bouffons, vulgaires, dérisoires et en même temps touchants. Le personnage principal, Ignatius John Reilly, est un vieux garçon, paranoïaque et pédant, d'une fainéantise n'ayant d'égale que sa mauvaise foi, accumulant les situations ubuesques. Le héros est  quelque part entre Ubu et Gargantua, avec une touche de The big Lebowski. Voilà un exemple de ce qu'il pense du monde et de lui-même : "décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal".
Ignatius traine (ou entraine) avec lui une cohorte de personnages allant de l'apprentie effeuilleuse, à sa mère alcoolique, en passant par la secrétaire antédiluvienne et  l'homosexuel aux velléités politiques. Leurs calculs et leurs manigances isolées se rencontrent accidentellement pour aboutir à un imbroglio que seul un coup de théâtre peut dénouer. Un très bon roman américain des années 60, dressant un portrait acerbe des États-Unis et des libérations (raciales et sexuelles) qui s'y déroulaient. France Inter a consacré une émission à ce roman.
Pour le moment, je fais une pause dans mes lectures tirées de la liste proposée par
Armanoush Tchakhmakhchian, mais je lui fais confiance et lirai la suite avec plaisir.

jeudi 22 août 2013

Flore urbaine

La ville moderne n'est pas seulement un univers de goudron et de béton. Il suffit parfois d'être attentif à son environnement pour s'apercevoir que la nature, y compris dans ses formes les plus étranges et les plus belles, parvient à trouver sa place.
Ainsi, dans les plates bandes peu entretenues de mon lycée en Picardie, j'ai pu repérer, depuis deux ans déjà, la floraison d'un orchidée sauvage (à gauche) :  l'ophris bourdon (ophris fuciflora). Imitant l'abdomen d'un bourdon, le labelle de cette fleur présente à son extrémité un appendice jaunâtre dirigé vers l'avant. Elle est considérée comme assez rare, et même quasi menacée.
Quant au nénuphar ci-contre, je l'ai photographié au Jardin Éole à Paris. Cet espace vert est géré de façon alternée. Il y a des parterres entretenus mais il y a aussi des prairies naturelles et des espace où de bien belles "mauvaises herbes" se développent en toute liberté. Les bassins sont très jolis.

Musée des Beaux-Arts et Cathédrale d'Arras

A l'occasion d'une visite dans le Nord, j'ai eu l'occasion de découvrir, en plus du tout nouveau Louvre Lens, le musée et la cathédrale d'Arras. Ci-dessus deux photos prises à l'intérieure de cette dernière et retravaillées sur Instagram. Ayant été, pour une grande part, détruite pendant la Première Guerre mondiale, la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Vaast a fait l'objet d'une réfection l'ayant rendue au culte dans les années 30. C'est pourquoi la coupole de la chapelle de la Vierge, peinte par Marret est dans le style Art Déco. L'intérieur de cette cathédrale, toute de pierre blanche, contraste fortement avec cette coupole ainsi qu'avec d'autres fresques, très colorées.
Logé dans l'ancienne abbaye, le Musée des Beaux-Arts jouxte la cathédrale. Il est organisé autour d'une cour-cloitre, dont la galerie du 18e (ci-dessous) siècle est tout simplement magnifique !
Comme souvent dans les Musées de Province, on découvre quelques curiosités, comme ce buste allégorique de Jean-Baptiste Hugues (1849-1930) représentant la ville de Ravenne. Cette figure féminine porte un riche diadème à pendeloque dans le style byzantin contrastant avec la délicatesse des traits du visage, contraste renforcé par les matériaux : métal patiné sur marbre blanc.
Je fus aussi très surpris par l'immense Cène de Pascal Dagnan Bouveret (1852-1929), et notamment par la pose des différents apôtres et l'étrange lumière qui baigne ce dernier repas. La façon est indéniablement moderne, mais les références sont classiques : La fameuse Cène de Léonard, la mise en espace de Poussin mais aussi la lumière de La Tour.

 

mercredi 21 août 2013

La Galerie du Temps, Louvre Lens

En avril dernier, j'ai enfin découvert le Louvre Lens. Ce nouveau projet, de ce qui est devenu la franchise Louvre, avait fait parler de lui pour la discrétion de son architecture (comparée à celle du futur Louvre Abou Dabi...). Et, en effet, le visiteur découvre un bâtiment long et bas, de métal et de verre. Le choix des matériaux le rend presque immatériel car il prend la couleur du ciel. Lorsque j'y suis allé, les jardins n'étaient pas encore terminés mais promettaient un belle entrée végétale, tracée mais naturelle.
Nous venions principalement pour visiter la Galerie du temps. Pour les habitués du Louvre, la différence est flagrante et agréable ! Il n'est pas nécessaire de circuler de salle en salle, d'étage en étage, voire d'aile en aile pour admirer et comparer les œuvres exposées. La muséographie n'est cependant pas thématique mais reste bien chronologique. Le visiteur pénètre dans une grande salle, sans fenêtre, à l'éclairage zénithal, qui s'incline doucement vers les îlots d'exposition. Une table de vidéoprojection accueille le visiteur lui donnant quelques grands repères temporels. Puis se déroule alors sous nos yeux une grand part de l'histoire de l'art, c'est-à-dire de l'histoire de l'humanité ! Tout au long de cette salle, dans le haut du mur de droite, une frise chronologique permet de toujours se repérer dans le temps. C'est un véritable voyage dans le temps et dans l'espace, comme le souhaitait Valéry. L'installation des œuvres n'est pas linéaire. Elles se regroupent par petits ensembles, même si certaines pièces exceptionnelles, surtout pour leur monumentalité, sont isolées. Tout l'intérêt de ce choix de mise en scène réside dans la possibilité de voir en même temps, et donc de pouvoir comparer, des œuvres contemporaines mais appartenant à des civilisations ou des cultures différentes ou éloignées. 
Malgré la progression chronologique à laquelle cette grande galerie invite, le visiteur est conduit à une déambulation, à des aller-retour. Et lorsqu'il se retourne sur le parcours qu'il a déjà effectué, il prend conscience que d'autres œuvres dressent un parcours inverse. Il ne s'agit pas d'une installation qui n'a d'intérêt visuel qu'à sens unique, au contraire ! L’alternance du genre du type œuvres (sculptures, peintures, arts décoratifs, etc.) est très bien pensée. L'apparition de la peinture est, de ce fait, très marquante. On voit que l'art entre alors dans un autre registre.  
De plus, ce n'est vraiment pas une exposition de seconde zone. Le Louvre n'a pas pioché dans ses réserves pour occuper l'espace. Ce sont de très grandes œuvres, très connues, qui ont ici trouvées leurs places. On a l'impression de feuilleter un livre d'histoire de l'art ! Il y a cependant également pour l'amateur (et même pour ceux qui ont déjà arpentés le Louvre en long et en large) des découvertes ! Par exemple (à gauche) cette pièce en grès du Soudan, qu'on suppose être un élément de fenêtre, présentant le dieu égyptien Horus en cavalier romain terrassant un crocodile. Ou bien encore (à droite) ce haut-relief champenois représentant Le père éternel bénissant, entouré d'anges.
L'exposition temporaire Le temps à l’œuvre est intéressante également mais les espaces circulaires qui lui sont consacrés ne sont pas très agréables du fait de leur exiguïté.
Le site du Louvre Lens est très bien fait car on peut y retrouver l'ensemble des œuvres exposées, accompagnées par un commentaire audio très intéressant.


Allez donc à Lens et pour déjeuner en sortant, allez juste en face chez Cathy. Tout est bon et les frites sont superbes !

mardi 20 août 2013

Géométrie alimentaire

Balade urbaine sur les quais de l'Ourcq

Quelques photos (retravaillées sur Instagram) d'une intéressante balade urbaine (itinéraire sur Google Maps) le long des quais de l'Ourcq, de Bobigny (Parc départemental de la Bergère) jusqu'à La Villette. Il y a encore quelques friches urbaines et industrielles, supports de tagueurs. Ça change des quais de la Seine : il n'y a personne et on peut observer un tissu urbain en plein mutation.




lundi 19 août 2013

Les morts de la Saint-Jean, Henning Mankell

Que faire en vacances lorsqu'on a épuisé avant le retour les romans qu'on avait emporté ? Espérer que des touristes français aient oublié un livre que l'hôtel mettrait à disposition... Vœu exhaussé pour moi à Çıralı en Turquie avec ce polar suédois : Les morts de la Saint-Jean de Henning Mankell. Je ne lis pas beaucoup de romans policiers. Les quelques Agatha Christie lus plus jeune n'ont pas créé chez moi une passion particulière. J'aime beaucoup James Ellroy, mais ses romans ne sont pas seulement des polars, ce sont pour moi des romans noirs, des romans historiques et, surtout, il s'est forgé un style à nul autre pareil. Autrement dit, Ellroy est pour moi un véritable auteur, inventeur d'une écriture et même d'une structure romanesque propre.
C'est donc à défaut d'autre chose à lire que je me suis lancé dans ce gros roman policier (564 pages). Pour une raison que j'ignore les Éditions du Seuil ont introduit avant le roman un résumé de toute l'intrigue... Le plaisir de la découverte et le suspense sont donc un peu éventés et je recommande à ceux qui achèteraient cette édition de sauter la première page. Mais après, on découvre le commissaire Wallander (visiblement héros d'autres romans de Mankell) et on suit avec beaucoup d’intérêt l'enquête qu'il mène avec ses collègues. Tout le plaisir de ce roman repose sur la particularité de son style et de son approche : très réaliste et directe. Ni les policiers, ni le coupable ne semblent être des personnes extraordinaires. Mankell n'en fait ni des superhéros, ni des monstres. Aucun glamour, aucun mystère à la Thomas Harris. Mankell montre plutôt tout le processus d'une enquête. Comment une équipe d'enquêteurs parvient-elle à identifier un coupable ? Quelles questions se posent-ils ? Quelles sont leurs priorités ? Les modalités d'organisation de leur travail ? Leur façon de penser ? Quels sont les détours de leurs questionnements ? Tout cela est très bien rendu, sans susciter une seconde l'ennui. 
L'enquête envisagée du point de vue de Wallander est interrompue à quelques rares reprises par le point de vue du tueur. Ces brefs chapitres changeant de narrateur excitent la curiosité. Le personnage de Wallander est une sorte d'anti-héros, vieux, fatigué, une peu malade mais ayant un sens du devoir indéfectible le conduisant à faire preuve d'une ténacité extraordinaire. Ce roman m'a beaucoup plus également par son refus d'entrée dans la psychologie du tueur. Ce n'est pas (ou peu) une enquête de profilage. Et tout l'intérêt réside dans la traque du coupable. C'est pourquoi la scène de sa capture peut paraître un peu décevante, car elle n'est pas l'essentiel. Henning Mankell dresse aussi un portrait assez noire de la Suède. La situation de son pays semble l'inquiéter. 
Une bonne pioche donc que ce polar suédois !

vendredi 19 juillet 2013

Cécile McLorin Salvant, Café de la danse, Paris

Du sang frais en jazz vocal féminin !! Enfin !! D'aucuns sur le net boudent leur plaisir en émettant des critiques sur sa technique et des doutes sur son devenir, pour ma part, je suis emballé par la jeune Cécile McLorin Salvant. J'avais découvert chez Gibert son existence, son talent et son prochain concert d'un seul coup ! 
Cette jeune femme (à peine plus de 25 ans) surgit dans le paysage du jazz vocal avec un voix très puissante, très ample mais aussi des choix musicaux originaux (plutôt le jazz des années 30-40).
Cécile McLorin Salvant manifeste un certain engagement dans le choix de ses titres, la rapprochant en cela d'Abbey Lincoln qui semble aussi, avec Shirley Horn, être une de ses références modernes. Son album est marqué par le jazz new-orleans ainsi que le blues : St. Louis Gal, Nobody, You bring out the savage in me, John Henry, Jitterburg Waltz.
Sa voix mais surtout sa technique me font penser à Betty Carter. Il suffit d'écouter son interprétation de What a little moonlight can do. L'introduction très longue (1 min 10 !!) qui joue sur le simple "Oh what !" initial montre sa capacité à jouer autour du texte en se jouant de sa structure, en le travaillant et en faisant exploser sa structure rythmique. Écoutez les changements de tempo dans ce titre, ainsi que son étirement dans le temps, la parenté avec Betty Carter est évidente ! Soyez aussi attentifs à la virtuosité du solo de piano autour de la 4e minute : les jeux de la main droite et de la main gauche sont complètement déconnectés.
Le concert a confirmé l'impression du disque, même s'il lui a fallu deux titres pour se chauffer et être plus juste. Elle semble un peu timide, un peu en retrait alors même qu'elle dispose de moyens vocaux phénoménaux : elle a une voix puissante, capable d'impressionnants sauts d'octave. Elle a une diction parfaite, très détachée, un peu à la Carmen McRae. Voilà donc une jeune femme dont le prochain enregistrement sera déterminant. En attendant, réécoutons Woman child et pour ceux qui veulent la découvrir : le site du centre de jazz de San Francisco.

Roberta Gambarini, New Morning, Paris

Et dire que j'ai failli rater la venue à Paris de cette chanteuse de jazz dont j'ai les enregistrements mais que je n'avais jamais vu en concert ! J'aurai vraiment raté quelque chose !! Roberta Gambarini est d'origine italienne, elle est née à Milan, mais elle vit aux États-Unis. Elle n'a que trois albums à son actif, mais elle est accompagnée depuis ses débuts par les musiciens les plus reconnus. Sur le premier, elle a travaillé avec John Clayton partenaire de Diana Krall. Sur le second enregistrement, elle est accompagnée par Roy Hargrove et sur son dernier, elle est en duo avec le grand pianiste Hank Jones. C'est comme si cette belle brune n'avait pas eu à faire ses débuts mais que d'emblée, elle ait été reconnue comme une immense chanteuse et une grande musicienne.
 C'est une petite femme, dans sa quarantaine qui arrive sur scène, en robe bustier très courte (ayant affriolé les vieux messieurs du premier rang). L'imitation croco lamé noir n'est cependant pas du meilleur gout. Elle a un sourire éclatant sous sa crinière fournie et frisée.
Le concert a commencé de façon peu commune, car elle l'a dédicacé à Trayvor Martin et a chanté a cappella un gospel. La salle a immédiatement été refroidie et je me suis demandé comment elle allait engager la suite. Sans transition !
Ses deux sets ont été assez différents. Le premier excellent, très original, mêlant ballades et blues, standards et titres rares, en anglais mais aussi en italien (le sublime Estate !!) et en français. Le second set était plus classique, elle y a osé moins de choses, à l'exception d'un duo improvisé avec Denise sur East of the sun, West of the moon
Roberta Gambarini est en pleine possession de ses moyens vocaux. Elle peut tout se permettre de la ballade, à la limite du torch song, au blues le plus débridé, en passant par la bossa. Elle nous a donné un Chega de saudade d'anthologie !! Elle fait partie de celles qui scatent (pour ceux qui n'envisagent pas une chanteuse de jazz qui ne scate pas ou pour ceux qui ne supportent pas) et elle ne le fait pas parce que c'est un code du genre mais parce que c'est un moyen parmi d'autre de chanter, c'est-à-dire de faire de la musique. Elle ose même, la main sur le micro, faire un solo de trompette et c'est convaincant !! Elle a la faculté rare, très rare, je ne l'ai vu que chez Dee Dee Bridgewater, de se lancer dans une véritable improvisation de scat sans savoir où elle allait et d'emmener le public avec elle. C'est une très grande musicienne. Sa voix a un timbre très beau, très simple, sans grain ou velouté particulier mais elle peut tout se permettre du fait d'un registre très étendu. Elle a une diction parfaite. Ce concert fut une révélation car je n'aurai jamais pensé à l'écoute de ses enregistrements qu'elle puisse être aussi explosive sur scène. Une femme à suivre et, à mon avis, pour longtemps !
Ses jeunes musiciens étaient bons, mais ils sont restés un peu en retrait, à l'exception du batteur. Il faut dire que Roberta Gambarini sait ce qu'elle veut : elle conduit.
Par contre, on a connu le New Morning un peu mieux organisé. Micros changés à la dernière minute, oublis de raccordements, intervention pendant un morceau, instruments trop en retrait, nombreuses demandes des musiciens pour le retour, bref techniquement à revoir.

samedi 8 juin 2013

Quatuor Zaïde, Théâtre des Abbesses, Paris

Ultime concert classique de ma saison 2012-2013, saison quasi thématique puisque j'avais choisi beaucoup de quatuors à cordes. Un concert qui était aussi l'occasion de découvrir une jeune formation française, exclusivement féminine : le Quatuor Zaïde. Une découverte décevante cependant. Je ne suis pas sûr que leur programme soit en cause, ni qu'ayant entendu des interprétations superlatives cette année je suis particulièrement exigeant. J'ai trouvé ces 4 jeunes femmes d'une grande sécheresse dans leurs interprétation, surtout dans le Quatuor n°5, opus 20 de Haydn. Leur interprétation ne semblait viser que les articulations des différents éléments de chaque mouvement, produisant pour l'auditeur une sorte de désarticulation des pièces exécutées. Leur son n'avait ni la souplesse ni la douceur qu'une telle pièce exige également. Il en a été de même pour le dernier quatuor de Schubert. Leur style, qui me semble plutôt relever d'un choix esthétique permettant de se détacher des concurrents, est abrupt et sec. Elles ont proposé en bis une très courte pièce moderne qui semble mieux leur correspondre. Il me semble que le Quatuor Zaïde demande encore un peu de maturation pour commencer à être agréable à écouter.

mercredi 1 mai 2013

Collection Howard Greenberg, Fondation Cartier-Bresson

Quel bonheur de se réfugier dans la belle maison de la Fondation Cartier-Bresson en ce plus que frais matin de fin avril ! La magnifique collection d'Howard Greenberg y était présentée. Plus qu'une collection privée, il s'agit d'une véritable anthologie de la photographie au 20e siècle ! Je connaissais certains clichés de façon indirecte par leur reproduction dans la publicité ou des manuels d'histoire de l'art mais je n'en avais jamais fait l'expérience sensible directe. Il en va de la photographie comme de la peinture, il faut se confronter directement aux oeuvres pour en saisir la forme et toute la force. Les fameuses jumelles de Diane Arbus par exemple est une toute petite photo de quelques centimètres carrés. De même, nous avons tous vu la Migrant Mother, Nipomo, Californie de Dorothea Lange de 1936, mais pour ma part, je n'avais jamais remarqué la présence dans les bras de cette mère d'un nourrisson dont on ne perçoit qu'une petite part du visage. 
Quelques citations de photographes, très judicieusement choisies, ponctuent l'exposition de leurs travaux. Josef Sudek (photographe tchèque 1896-1976) affirme : "Tout ce qui surgit, mort ou vif, aux yeux d'un photographe inspiré prend mystérieusement différentes formes : un objet inanimé vient à la vie grâce à la lumière ou à ce qui l'entoure. Et si le photographe est un peu talentueux, il pourra en faire quelque chose - j'imagine que cela s'appelle la poésie."

Leon Levinstein (photographe américain 1913-1988) affirme : "Une bonne photographie doit prouver au spectateur que nos yeux voient bien peu de choses. La plupart des gens ne voient pas - ils savent seulement ce qu'ils ont l'habitude de voir ou ce qu'ils s'attendent à voir - alors qu'un photographe, s'il est doué, verra tout. Et c'est encore mieux s'il voit des choses auxquelles il ne s'attend pas." Pour paraphraser Paul Klee, comme tout autre art, la photographie ne reproduit pas le visible, elle rend visible.
Howar Greenberg, a fait preuve d'un gout exceptionnel pour constituer une collection parfaite.

vendredi 26 avril 2013

Dynamo, Grand Palais


Dynamo fut une des grandes expositions de la saison dernière. Une exposition a priori intéressante, sur un thème qui revient un peu à la mode dans le monde des conservateurs à la suite du regain d'intérêt pour l'art cinétique des années 70. 
Cependant, comme toujours au Grand Palais, réservation obligatoire et salles bondées dans lesquelles il faut patienter pour espérer entrapercevoir les œuvres, d'autant plus le premier week-end des vacances des parisiens... Visiblement le grand public avait été séduit par le thème l'exposition : des formes et des couleurs en mouvement, ça devait bien être chouette et même un peu rigolo ! Alors, on avait pas hésité à trainer toute la famille, tonton Georges et tata Annick avec tous les enfants...
Les choix muséographiques se sont révélés discutables, à commencer par l'ordre de l'exposition. Les premières salles (trop petites pour accueillir le flux des entrants) s'ouvraient sur des œuvres contemporaines dont un Anish Kapoor, tandis que l'exposition se refermait sur les pionniers de l'art cinétique. Cet ordre antéchronologique n'était cependant justifié par rien (et surtout pas le titre de l'exposition) et les salles s'organisaient de façon thématique.
Ensuite, les œuvres exposées étaient beaucoup trop nombreuses. Je sais qu'il peut paraître surprenant de se plaindre qu'il y ait trop d’œuvres dans une exposition et qu'en général, mieux vaut ça que le contraire ! Certes... Cependant, les œuvres en question s'imposaient visuellement, physiquement au spectateur, parfois de façon violente. L’œil était sans cesse sollicité et avant tout dans sa dimension ophtalmique. On ressortait de cette exposition avec une légère fatigue visuelle, un peu de brouillard dans la tête. Cette multiplication des œuvres cherchait-elle à compenser un apparent manque d'intellectualité des œuvres ? Le second effet pervers d'une telle accumulation est qu'on ne retient plus ce qu'on a vu, tellement on en a vu !
Les installations dans grands espaces du musée (voute d'escalier, terrasse, en photo ci-dessus) apportaient heureusement un peu de repos et de distance.

mercredi 3 avril 2013

Monteverdi, Le retour d'Ulysse dans sa patrie, Saint-Denis

Comme je rédige ce billet bien après la représentation, je ne vais évoquer que des souvenirs, mais, après tout, n'est-ce pas tout ce qui reste d'un spectacle une fois qu'il s'est achevé et que l'illusion théâtrale a pris fin ? Nous voilà donc partis pour un Monteverdi au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. L'arrivée en RER et la partie de la ville traversée ne préparent pas à l'écoute d'un opéra, différence flagrante avec les grandes maisons parisiennes (Les opéras de Paris, Le Comique, Le Théâtre des Champs-Élysées etc.) où on a l'impression d'être déjà dans un décor de spectacle en traversant la ville, en arrivant sur place et en regardant les autres spectateurs. Étonnant théâtre que le théâtre Gérard Philippe, dont l'intérieur tout en bois brut le rapproche un peu du hangar ou de la salle de répétition, ou bien encore de La Cartoucherie. Salle comble en tout cas.
Ce Retour d'Ulysse dans sa Patrie est le seul des trois opéras de Monteverdi que je n'avais jamais eu l'occasion d'écouter ni de voir. On y perçoit clairement l'influence vénitienne par l'importance des rôles secondaires incarnant des personnages populaires et parfois comiques. Alors que l'intrigue de l'Orfeo est très recentrée sur les quelques personnages du drame, l'Ulysse introduit les personnages comiques. Le couronnement de Poppée constituera de ce point de vue, une sorte d'équilibre parfait, et reste, musicalement, mon préféré. 
L'interprétation proposée par Jérome Correas et ses Paladins était très belle, très équilibrée entre les mouvements lents de lamento et les moments triviaux ou champêtres. Malgré les limites inhérentes à un orchestre baroque, l'effectif aurait pu être un petit peu gonflé, vu l’acoustique de la salle car le son s'y perdait un peu et il fallait parfois tendre l'oreille. La distribution vocale était excellente tant par le chant que par le jeu, indispensable dans un tel opéra. Mention spéciale pour le duo central : la Pénélope de Blandine Folio Peres et l'Uysse de Jérôme Billy.
L'article de la Terrasse ci-dessous avait peut-être suscité chez moi des attentes côté mise en scène. Je m'attendais à ce qu'elle soit plus marquée, plus originale, plus symbolique en exploitant la veine du kitsch sacrée méditerranéen. Mais Christophe Rauck est resté mesuré dans ses propositions, avec quelques bonnes trouvailles comme le ballon-lune de Télémaque, les rideaux-paysages ou les scènes de ballets, mais aussi avec quelques faiblesses comme la scène des prétendants. Cependant ses proposition ne noyaient jamais les yeux sous un déluge d'images empêchant de se concentrer sur l'essentiel : la musique et le chant. En tant que spectateur, il m'est malheureusement arrivé de me demander quel était le rapport entre ce que je voyais sur scène et l'intrigue de l'opéra, perdant ainsi le fil de la musique. Christophe Rauck fait preuve d'une humilité bienvenue.
Un beau spectacle donc.

samedi 9 mars 2013

Quatuor Emerson, Auditorium du Louvre

Pour mon deuxième concert du cycle de quatuors à cordes au Louvre, un des grands quatuors contemporain : le Quatuor Emerson, en pleine possession de ses moyens, en pleine maturité et cependant en mutation. Le violoncelliste David Finckel sera en effet remplacé par Paul Watkins à la fin de cette saison.
 Je connaissais leur intégrale des quatuors de Mendelssohn mais aussi un enregistrement plus ancien proposant le n°12 de Dvorák, le n°1 de Tchaïkovski et le n°2 de Borodine, une belle interprétation, surtout de Tchaïkovski. Je ne sais pas pourquoi mais je m'attendais à des musiciens plus jeunes (les photos des pochettes de disque sûrement...). Quoiqu'il en soit, ils ont proposé et exécuté un très beau programme : le n°3 de Schubert, l'opus 51 n°2 de Brahms et le n°12 de Chostakovitch. C'est tout particulièrement pour ce dernier que j'avais pris un billet, mais l'ensemble du programme m'a beaucoup plus. Même le Brahms ! Pourtant, je n'apprécie pas sa musique pour quatuor. Comme le résume très bien mon ami Nicolaï, on ne comprend pas trop ce qu'il veut faire. 

Le troisième quatuor de Schubert est très beau, très touchant. On y entre sans difficulté. Il nous berce, nous charme. Le plaisir est immédiat. C'est loin d'être le cas de Brahms dont l'écriture demande beaucoup d'attention. Il faut avoir déjà entendu pas mal de quatuors pour y pénétrer et saisir les intentions du compositeur. Peut-être est-ce l'enchaînement Schubert-Brahms qui m'y a fait entendre beaucoup choses que je n'avais jamais perçues, comme le jeu constant sur les modalités. A la suite du concert la lecture des pages que Bernard Fourrier consacre à Brahms dans son Histoire du quatuor à cordes, tome 1, m'a aidé à comprendre la structure du morceau mais aussi et surtout m'a donné de nouvelles clés pour mes prochaines écoutes. Si les Emerson se sont montrés irréprochables dans les deux premiers morceaux, intelligents et sensibles, engagés mais à l'écoute les uns des autres, c'est bien dans Chostakovitch qu'ils se dépassent et donnent le meilleur d'eux-même, comme si cette musique là leur parlait plus que toute autre. Un excellent concert et un des meilleurs quatuor que j'ai entendu qui prouve aussi son intelligence dans le choix de son programme.
Je viens très récemment de découvrir leur enregistrement intitulé Intimate voices. Je l'écoute en boucle ! Le quatuor en sol mineur opus 27 de Grieg et le quatuor en ré mineur opus 56 de Sibelius sont deux compositions très différentes mais superbes, et les Emerson les servent magnifiquement !

Céline Frisch, Bach, Clavier bien tempéré, Théâtre des Abbesses

Le théâtre de la Ville nous a proposé cette saison de réviser notre Bach tout en découvrant les talentueuses musiciennes françaises d'aujourd'hui. Aux Abbesses deux fois deux concerts ont été proposés pour réécouter les Sonates et Partitas pour violon seul par Amandine Beyer et l'intégrale du premier livre du Clavier bien tempéré par Céline Frisch. Deux concerts qui demandent de la concentration, tant pour l'interprète que pour l'auditeur. Céline Frisch le reconnaissait elle-même lors de ce son deuxième concert en donnant en rappel une pièce moins austère. Il est vrai que le Clavier bien tempé relève de l'exercice à la fois pour le compositeur mais aussi pour l'interprète dont le premier ne fut autre que l'un des fils de Bach, Wilhelm-Friedemann. Il en va de même pour l'auditeur car il est intéressant de saisir l'écriture particulière de chaque prélude et de chaque fugue, ce qui demande déjà deux types d'attention auditive différentes. Parfois les préludes non mesurés accordent aux oreilles un peu de repos entre deux fugues dont il faut suivre les lignes entrecroisées. Mais l'auditeur est aussi appelé à sentir dans quelle mesure chaque ton et demi-ton a une vibration, une couleur, un ethos particulier et que, en quelque sorte, il commande, ou du moins oriente, une composition spécifique.
Céline Frisch chemine à travers cette partition avec fermeté et clarté. Son jeu a l'austérité de celui du regretté Gustav Leonhardt. Je trouve même que ses interprétations aux Théâtre des Abbesses étaient encore plus ferme et dépouillées de tout lyrisme que celles de Leonhardt dans son enregistrement de 1973 chez Harmonia Mundi. Cette remarque n'est cependant pas une critique ! Loin de là ! Malgré tout le charme des interprétations "à la romantique" d'une Simone Dinerstein, Bach ne s'y retrouve pas. On saura donc gré à Céline Frisch d'oser le dépouillement, la clarté de la ligne, la musique comme science et non comme passion.

Une semaine de quatuors à cordes

4 concerts sur 3 jours pour découvrir de jeunes quatuors (Kelemen et Apollon Musagete), de vieux quatuors (Borodine et Tokyo), des compositions connues (le 2e Razumovsky de Beethoven, le 15e de Schubert, le quintette avec piano de Chostakovitch) et inconnues (les 5 menuets de Schubert, les deux valses opus 54 de Dvorák, le 1e quatuor de Tchaïkovski).
Quatuor Kelemen, Auditorium du Louvre, 20h mercredi 27 février 2013. 
 A priori un programme étonnant : le quatuor en si bémol majeur opus 76 n°4 de Haydn, connu sous le nom "Lever de soleil", puis, sans transition, le 5e de Bartók et enfin le n°2 Razumovsky de Beethoven. 4 jeunes gens arrivent sur scène et dès les premières mesures du quatuor de Haydn, on devine une musicalité extraordinaire. Tout au long de leur programme le Quatuor Kelemen a fait preuve d'une technique irréprochable, complètement dominée pour ne laisser entendre que le chant des instruments. 
Dans Haydn, ils restituent le fraicheur, la légèreté, l'esprit dansant de la composition. Le premier violon Barnabas Kelemen est tout particulièrement doué, son visage très expressif, parfois comique, est en écho à la musique. Il s'est même permis quelques ornements sur Haydn, qui, à ma connaissance, ne sont pas sur la partition. Tout cela démontre une maîtrise totale. 
Autant le quatuor de Haydn est lumineux et enlevé, autant celui de Bartók, que je ne connaissais pas est sombre, violent, plein de recoins, d'ombres et de mystère. Il faut y mettre de la force, voire de la violence, surtout dans le premier mouvement. L'ensemble des musiciens se sort avec brio des difficultés de cette partition à la fois étrange et très savante, essayant d'exploiter toutes les possibilités des 4 instruments. Parfois, ils sonnent avec la véhémence d'un orchestre, et d'autres fois, ils jouent sur la force des pizzicati en glissato.
Enfin, pour se remettre d'une telle pièce, le n°2 Razumovky de Beethoven. Je me retrouve en terrain connu, même si ce n'est pas mon préféré. Rien à redire sur l'interprétation proposée. Ici encore très beau chant des instruments, beaucoup d'engagement.
La salle a réservé un triomphe à ce jeune ensemble hongrois dont c'était le premier concert à Paris. On comprend peut-être dès lors le choix de ce programme. Ils ont voulu montré tout ce dont ils étaient capables... et ils ont réussi !
Quatuor Apollon Musagete, Auditorium du Louvre, 12h jeudi 28 février 2013.
Pour leur premier concert à Paris, ce jeune quatuor polonais proposait un programme que je ne connaissais pas : 5 menuets et 6 trios de Schubert, 2 valses opus 54 de Dvorák et le quatuor n°1 de Tchaïkovski. Un programme plus cohérent peut être esthétiquement, plus resserré chronologiquement et qu'on pourrait appeler les différents visages du romantisme. Les menuets et trios de Schubert regardent vers le passé et reprennent cette forme de danse ancienne, un peu grave, un peu lente qu'est le menuet pour l'appliquer au quatuor à cordes. Les valses de Dvorák mêlent la modernité de cette forme aux accents de la musique folklorique tchèque. Enfin, le premier quatuor de Tchaikovsky comporte des moments très très vifs, enlevés (fin du premier mouvement et dernier) et un mouvement central très paisible (Andante cantabile). Dans l'ensemble, la programmation privilégie les compositions symphoniques, aucun instrument n'a vraiment le dessus, même si le premier violon, Pawel Zalejski (à droite sur la photo) se montre plus engagé et musical que ses collègues, que j'ai trouvé un peu ternes comparés au Quatuor Kelemen. En bis, un très original tango de Stravinski. 
Un quatuor intéressant, à suivre, mais moins musical, moins chantant, moins virtuose que les Kelemen. L'articulation du discours, en dehors du premier violon, reste assez molle.
Quatuor Borodine avec Boris Berezovsky, Salle Pleyel, 20h jeudi 28 février 2013.
J'ai acheté un billet surtout pour la deuxième partie du programme : le quintette pour piano et cordes de Chostakovitch que j'aime particulièrement (l'intermezzo me tire toujours les larmes...). Je ne connaissais pas le premier quintette proposé, celui de Dvorák. Au moment où j'écris ces lignes, je suis en train de le découvrir par Rubinstein et le Quatuor Guarneri. Ce que j'entends me semble constituer un bel ensemble avec celui de Chostakovitch.
Après la relève, assurée par la jeune garde, les rising stars, les anciens : le Quatuor Borodine, le plus vieux quatuor existant. Leur interprétation à la Salle Pleyel hier soir été superlative. On sent qu'ils n'ont plus rien à prouver et ils n'en font pas trop. La maîtrise technique disparait et ne laisse percevoir que la musique. Le dialogue des cordes entre elles est superbe et le jeu ferme et vif de Berezovsky au piano s'y insère parfaitement. En retrait de la scène, dans ce grand espace qu'est la Salle Pleyel, le son du piano arrivait avant celui des cordes, ce qui a peut-être altéré légèrement l'écoute. Les 4 musiciens sont extraordinaires. Le phrasé, la clarté, le chant de leurs instruments respectifs sont un modèle du genre. Et comme prévu, non seulement l'intermezzo du quintette de Chostakovitch m'a tiré les larmes mais aussi les toutes premières mesures du violon dans le prélude. L'intermezzo de ce quintette est pour moi l'une des plus belles choses qui ait été écrite en musique, malgré sa forme modeste et peu classique. Je sens dans ce morceau que celui qui l'a écrit a connu la vie, dans ce qu'elle a de joyeux et de douloureux. Il s'en dégage une nostalgie jouissive, une douce tristesse que je ne retrouve que dans le regard des autoportraits tardifs de Rembrandt.

Quatuor de Tokyo, Théâtre de la ville, 17h samedi 2 mars 2013.
Concert d'adieux pour ce quatuor fondé dans les années 70 et qui mettra un terme à sa carrière en juin prochain. Comment choisir sa programmation quand on sait que c'est la dernière ? Jouer ce qu'on aime, je suppose. Le Quatuor de Tokyo donne l'opus 77 n°1 de Haydn, puis le quatuor en mi majeur de Webern (note automnale) pour finir le n°15 de Schubert, un programme assez classique donc. Le Théâtre de la Ville était plein pour ce concert d'adieux, bien que je ne trouve pas l'acoustique particulièrement adaptée au quatuor. Le son monte, se disperse et semble se perdre. 
Quoiqu'il en soit, les quatre musiciens nous ont donné une très bonne interprétation, équilibrée et mesurée mais vivante cependant. On pourrait comparer la qualité de ce concert à une pièce du répertoire donnée par la Comédie Française : c'est beau, c'est bien joué mais c'est un peu sans surprise.
Ils ont proposé en bis un mouvement d'un quatuor de Mozart. Ce que j'ai regretté. Non pour Mozart mais pour avoir sacrifié à ce rituel des rappels en jouant un fragment, en dehors de son tout organique. J'aurai aimé resté sur le n°15 de Schubert.

Au final, l'ordre chronologique de mes concerts correspond à l'ordre décroissant de mon plaisir esthétique. Les Kelemen m'ont emballé, le Tokyo m'a laissé simplement satisfait d'avoir entendu un des grands quatuor de l'histoire avant sa dissolution.