jeudi 30 juin 2011

Une si belle folie

Ce printemps 2011 a été esthétiquement et législativement inscrit sous le signe de la folie. L'art des fous qu'on appelle pudiquement art brut continue d'entrer dans les institutions muséales (La Maison Rouge à Paris, le LAM de Villeneuve d'Ascq), le tout premier festival d'histoire de l'art portait sur ce thème (dont l'affiche est hideuse) et même Grande Galerie, le magazine du Louvre dans son n°16 aborde la question. On y trouve une proposition de reconstitution d'un retable de Bosch, comportant la célèbre Nef des fous. Je la trouve pour le moins surprenante, mais comment être sur de quoique ce soit avec Bosch ?
Par ailleurs, les administratifs français cherchent à pénaliser de plus en plus les aliénés, comme si leur état n'était pas une maladie mais un choix dans lequel ils se complairaient ! Il y a quelque chose d'abject à s’extasier devant des œuvres en ignorant dans quelles conditions de vie sociale et de souffrances elles ont été produites. Sont-ce même des œuvres ? Il y a là une véritable réflexion à mener sur le statut de ces productions.
La revue L'Histoire (dans ses hors-séries appelés Les Collections, n°51 d'avril 2011) a sorti un numéro sur La Folie. Bien quelle sous-titre d’Érasme à Foucault, les articles traitent également de la folie dans l'Antiquité et à l'époque contemporaine. De plus, le numéro comporte un titre complémentaire : Depuis quand a-t-on peur des fous ? Il est clair que cette revue cherche à éclairer la situation française actuelle, qui, malheureusement, fait l'objet de trop peu de débat au sein de la société et de la classe politique. L'intérêt est double : les auteurs appartiennent à des disciplines différentes : historiens, philosophes, psychiatres et les images sont nombreuses, de bonne qualité et souvent inédites. Voici un résumé de la structure du numéro par CL, stagiaire (les pauvres stagiaires sont réduits à des initiales !!!) sur le blog du CEDOC Jean Piaget :
Ce numéro  est divisé en trois grands chapitres. Le premier éclaire le lien entre folie et divinité qui était surtout présent dans l'antiquité, mais qui est toujours présent dans certains endroits du monde où la mythologie est encore présente, contrairement à la science.
Le deuxième chapitre expose la perception de la folie au Moyen Age. Dans cette grande période de l'histoire européenne le fou rimait bien souvent avec sagesse. On peut prendre comme exemple le personnage du bouffon du roi qui était le seul à pouvoir critiquer ouvertement le roi et dont les critiques contenaient une certaine forme de sagesse camouflée. Toujours au Moyen Age, la folie était souvent interprétée comme une souffrance amoureuse.
Le troisième chapitre se penche sur un cas tristement célèbre: celui des asiles. Sur ce sujet, il y a de nombreux avis qui divergent. Doit-on enfermer un individu qualifié de fou ou est-ce l'enfermement qui rend fou? La société est-elle victime des fous ou au contraire est-elle à l'origine de la folie de par son caractère répressif, inégalitaire et intolérant?
Dans l'ensemble donc une bonne introduction à cette question avec une excellente intervention du philosophe Marcel Gauchet pour éclairer le débat. Heureusement que certains continuent l'effort de penser !
Je me suis lancé à la suite de cette revue dans la lecture de ce grand classique humaniste qu'est l’Éloge de la folie d’Érasme. Elle est finalement bien raisonneuse cette folie qui est sensée parler... Elle se révèle bien philosophe finalement. A l'intention de mes élèves, j'ai relevé et mis en ligne sur mon blog pédagogique une série d'extraits se rapportant aux notions au programme. La philosophie et la folie entretiennent des rapports aussi anciens que la philosophie elle-même : la première n'est-elle pas une forme de la dernière ? De quoi est taxé le prisonnier qui, après avoir été libéré de la caverne de Platon (République, livre 7) et ayant ainsi découvert la vérité de la réalité, revient parmi ses anciens codétenus ? : de folie. Pour creuser la question on peut lire article (assez ardu) de Rémi Brague Le fou stoïcien dans le recueil Introduction au monde grec chez Champs Essais.  Le grand paradoxe, l'échec, pourrait-on dire de l'apologie partiellement ironique de la folie faite par Érasme est qu'elle ne suscite pas la folie... Au contraire cette lecture stimule la lecture analytique du monde et des comportements humains. N'est-ce pas la raison raisonneuse qui se cache sous le masque de la folie ?

Dès qu'on a commencé à considérer la folie comme un état pathologique et non pas comme une transe sacrée, on a cherché des remèdes, des cures, des thérapies. Or ces dernières n'ont pas toujours été physiques, matérielles, mais aussi psychiques. C'est à l'histoire de ces cures mentales que Zweig s'est attaché dans un excellent recueil de trois biographies intellectuelles : La guérison par l'esprit. Il y traite, dans l'ordre chronologique, de Mesmer, de Mary Baker-Eddy et de Freud. Il ne s'agit pas d'un travail uniquement historique, car Zweig intervient très souvent dans le récit pour porter des jugements de valeur. Surtout à propos de Mary Baker-Eddy. Quel destin extraordinaire ! Zweig construit son récit de cette sorte qu'on reste surpris du succès d'une femme aussi médiocre intellectuellement et humainement. En même temps, il dresse ainsi le portrait de la fondatrice de la Christian Science (je ne peux m’empêcher de voir là plus qu'un oxymore : une contradiction dans les termes), qui me semble être aussi peu chrétienne que scientifique, mouvement proprement américain. Rien de tel ne s'est développé sur le continent européen. Le point de vue de Zweig sur Mesmer et Freud est très différent. Il s'attache à réhabiliter la mémoire et les découvertes, si dénigrées, de Mesmer, en montrant que sans ses essais, rien de la psychologie moderne, et tout particulièrement de la psychanalyse, n'aurait été possible. Quant à Freud, Zweig semble tout acquis à la cause freudienne. Il faut dire qu'il écrit alors que le maître de Vienne est toujours en vie, qu'il a derrière lui, l'aura de sa carrière et de ses écrits. 
On jugera de l'intérêt relatif de chacune des 3 parties par le nombre de post-it que j'y ai apposé.
Qui cherche à comprendre l'hypothèse freudienne dans le cadre des connaissances de son époque ainsi que la théorie elle-même trouvera ici un très bon résumé. De même dans l'introduction de ce recueil Zweig propose une hypothèse où la religion et la médecine ont des origines communes. Une généalogie commune, pour le moins originale.

mercredi 29 juin 2011

Wagner, Le crépuscule des dieux, Opéra Bastille

Avec Le crépuscule des dieux, le Ring de l'Opéra, le Ring de la reprise, prend fin. Enfin ! pourrait-on presque dire tant ce qui nous a été présenté sur scène pendant deux saisons a oscillé entre le pénible, le grotesque et le contre-sens. A l'exception de quelques rares, trop rares, trouvailles ponctuelles, cette mise en scène était tout simplement vilaine. Günter Krämer est un régisseur allemand et manque singulièrement de vision, de cohérence, d'une certaine élégance aussi. Ce n'est pas non plus un excellent directeur d'acteur. Certes ! les chanteurs sont avant tout des chanteurs mais alors qu'on ne leur demande pas de faire des roulades, surtout quand leur corpulence leur accorde la grâce d'un cachalot ! La mise en scène au Châtelet de Wilson devait être beaucoup plus clémente pour les chanteurs...
Chantal Cazaux sur le site d'Avant Scène Opéra fournit un excellent résumé de cette production :
  Et voilà. C’en est fini du Ring de l’Opéra de Paris, si événementiel (et si cher ?) qu’il suscita la création d’un « Cercle [de ses] amis », généreux donateurs qui, comme le reste du public, auront découvert depuis 2010 le calamiteux vide-grenier scénographique proposé par Günter Krämer – en partie compensé par de belles réalisations musicales, heureusement. On peut être sûr que Richard Wagner lui-même, devant un tel embrouillaminis d’idées avortées, aurait concocté une de ces narrations récapitulatives dont il avait le secret pour remettre son spectateur sur les rails. Souvenez-vous… Le Walhall en construction, c’était le IIIe Reich et sa « Germania » idéale ; les dieux, pendant les travaux, squattaient une station orbitale, tandis que les Géants menaient une rébellion de ninjas. Un peu plus loin, Hunding et ses sbires massacraient à la machette tandis que les Walkyries nettoyaient les cadavres à la morgue surveillées par des « liquidateurs » en combinaison intégrale. Quand au petit Siegfried, élevé par Tata Mime à la lumière d’un placard à cannabis, il croisait un peu par hasard la route d’un trafiquant d’armes avant de découvrir Brünnhilde en haut d’un escalier aussi raide qu’une piste noire. Vous êtes un peu perdu ? c’est normal. Cette année, comme Siegfried a grandi, il est passé de la salopette au smoking ; Germania est complètement oubliée ; Brünnhilde a aménagé sa caverne avec la collection blanche de chez Interior’s, et les Gibichungen attendent une Fête de la bière qui ne vient pas.
Il y a, dans ce constant n’importe quoi, une forme de pari fou que l’on saluerait s’il était tenu brillamment… mais n’est pas un Monty Python qui veut. Hormis quelques touches de finesse ici et là (comme cet Alberich incognito, travesti en Grimmhilde mais toujours de dos, comme une inquiétante Mrs Bates…), Krämer ne donne nulle épaisseur à son inventaire, et en surligne au contraire les limites. Siegfried est toujours aussi benêt, et ses combats ou ses étreintes aussi mal dirigées – au point de frôler tout à la fois le vide et le ridicule lorsqu’il enlace et retourne Brünnhilde sur une table ou sur un banc… Le plateau est toujours aussi mal occupé (quand on a les moyens techniques de Bastille sous la main, on fait autre chose que des avant-scènes permanents !), et les contresens aussi fréquents, comme faire entrer Gunther chez Brünnhilde pour une pathétique scène de séduction à trois, Siegfried agitant un bout de tissu doré devant lui pour faire « celui qu’on ne voit pas ».
Comment parachever le grand-œuvre wagnérien, et sa dernière soirée de 4 h 30 de musique qui doit tout à la fois clore une narration et en révéler le sens ultime – selon cette double « fin », proustienne aussi, où l’achèvement est horizon, et le crépuscule, aube également… –, quand on en a réduit en bouillie la trajectoire intérieure ?! Que Krämer puisse oser apposer, sur la plus belle musique qui soit, les images cheap d’un jeu vidéo où un pistolet dézingue à tout va des walkyries-cibles virtuelles, relève de la tristesse plus encore que du scandale.
Certes, c’est beaucoup parler de ce qui est finalement un si grand ratage – mais quand on voit l’importance symbolique que revêtait le fait de remonter, enfin, un Ring à l’Opéra de Paris, après un demi-siècle d’attente, et quand on imagine que l’année 2013 s’approche à grands pas avec, qui sait, une reprise (?), on ne peut que rester sidéré de ce fiasco théâtral.
Du résultat musical, en revanche, on ressort enchanté. Philippe Jordan, magistral autant qu’enveloppant, mène l’Orchestre de l’Opéra à une trajectoire théâtrale et sonore qui parvient à surmonter le « boulet scénique » qui voudrait la plomber : les 4 h 30 passent sans qu’on les ressente, on est emporté par la vague des pupitres tour à tour gorgés de fougue et de nuance – au point même de trouver la Musique funèbre un tantinet triomphale, et les dernières notes, pas tout à fait évanescentes… Le chef est présent à chacun, comme naturellement chez lui dans cette partition dont il fait entendre les entrelacs avec une élégance charnelle.
Quant au plateau vocal – qui joue le jeu de cette mise en scène au mieux de ses possibilités –, c’est là le « bouquet final » qui mérite notre attention et notre admiration. Les Nornes et les Filles du Rhin sont bien équilibrées et plutôt énergiques (un peu trop dures parfois pour les Filles du Rhin) ; Gunther et Gutrune sont moins brillants mais tout aussi bien appariés et stylés (Iain Paterson et Christiane Libor). Peter Sidhom marque bien peu en Alberich, sauf par son jeu, et doit céder devant la voix glorieuse de son fils, le stupéfiant Hans-Peter König. Projection et ampleur de timbre à faire trembler tout Bastille, le tout avec une élégance de touche et une musicalité parfaites qui rendent même le cri de haine somptueusement beau, ce Hagen effraie, paradoxalement, par sa maîtrise de soi et son attitude impénétrable – bien dessinée, pour une fois, par le choix du metteur en scène de l’immobiliser en fauteuil roulant. La Waltraute de Sophie Koch remporte tous les suffrages, par l’intelligence de sa présence scénique et vocale, par la subtilité de son chant pourtant plein, par sa diction aussi. Du Siegfried de Torstern Kerl, on retrouve les qualités (celles d’un musicien raffiné et nuancé, endurant au demeurant) et le défaut (une voix trop courte pour Bastille), encore accentué ici lors des duos avec Brünnhilde où la projection décoiffante de Katarina Dalayman l’écrase à chaque fois. Cette dernière remporte un triomphe mérité ; en grande forme ce soir du 18 juin, elle ne semble jamais forcer pour lancer ses aigus comme des dards de métal chaud – qui ont le seul défaut d’éteindre, en comparaison, son bas-medium, moins efficace. Ce sont eux, et le chef, que le public applaudit chaleureusement, et c’est bien d’eux que l’on emporte les impressions qui restent de ce Crépuscule : belle victoire de la musique !
Quant à Günter Krämer, on a pour lui le cri du cœur final de Hagen : « Zurück vom Ring » (pour lequel nous proposerons en traduction… « Bas les pattes ! »)

Ce fut donc mon premier Ring scénique (sûrement pas le plus mémorable...). Celui de Chéreau malgré une vidéo calamiteuse me semble beaucoup plus pensé. C'est une mise en scène de théâtre et pas de demi-concepts à peine pensés comme celle de Krämer. Il faut reconnaître quelques idées ponctuelles. Dans ce Crépuscule des dieux, on peut retenir la scène tournante, symbole même de cette fin de cycle qui est aussi un commencement. Il semble judicieux également de faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant et d'Alberich un personnage sur scène incognito mais agissant dans l'ombre. Je suis plus sceptique quant à faire d'emblée des Nornes des aveugles, de même pour leur identification aux Filles du Rhin (surtout quand vocalement, il faut substituer une chanteuse à une autre). Les bavaroises (qui sont dansées par des hommes, quel poncif !...) qui installent des tables et des bancs dont dramatiquement, scéniquement, esthétiquement rien n'est tiré sont une pure aberration.Je ne parle pas de Siegfried mangeant du Nutella et cultivant de la Marijuana, surveillé par un Mime travesti en femme ! Que de clichés encore... Pourquoi n'y a-t-il d'ailleurs aucune photo de cette production dans les programmes si couteux ? Certes, le choix de textes et l'iconographie sont judicieux et précis, souvent inconnus ou au moins rares, mais rien de la mise en scène, si ce n'est une photo tirée de la Walkyrie (ci-dessus) dans la revue de l'Opéra de Paris...

J'ai hâte de voir les vidéos des duos Levine/Schenck, Barenboïm/Kepfer et Mehta/Fura dels Baus (la dernière étant la plus prometteuse) pour voir ce qu'on peut faire de beaucoup plus convaincant avec un tel texte et une telle histoire.
Comme on l'a lu dans la presse (Le Monde si je me souviens bien) on pouvait aller à Bastille en fermant les yeux, ce qui ne signifie pas les yeux fermés! Il n'y avait, il est vrai, en général, rien d'intéressant à voir sur le plateau. Il suffisait d'écouter l'orchestre. Quelle merveille ! Dès L'or du Rhin, on a senti que le chef et l'orchestre ne faisaient qu'un et que le premier allait emmené le second et tous les spectateurs avec, dans tous les méandres, la force et les nuances de cette partition titanesque et contrastée. Et Philippe Jordan n'a rien omis (en dirigeant pourtant de mémoire !) : ductile, vif, ensorcelant, sombre, solaire ! tout ! il a réussi à tout rendre avec ses musiciens qui ont reçu une standing ovation bien méritée. Si ce que j'y ai vu n'était pas mémorable, ce que j'y ai entendu l'étais!

Puisque j'ai mis mon été sous le signe de Wagner, j'ai lu le Solfège sur ce compositeur rédigé en 1960 par Marcel Schneider (et visiblement réédité depuis). J'ai été globalement déçu par ce numéro, alors que je trouve cette collection particulièrement bonne par ailleurs. L'iconographie est sans intérêt, pour ne pas dire médiocre. Les chapitres sont très inégaux. Le premier sur la vie de Wagner est très général, trop général. On n'y apprend pas grand chose. Il est très surprenant, d'une autre école, presque d'un autre âge de distribuer la vie de Wagner en 4 moments intitulés par les 4 mouvements agogiques de la 9e symphonie de Beethoven, quand bien même elle fut déterminante pour le compositeur. Le second chapitre sur Le drame musical est une bonne introduction aux innovations orchestrales de Wagner, toujours soumises aux nécessités dramatiques. Le 3e chapitre Les points cardinaux est de loin le plus intéressant. Il analyse chaque opéra, en insistant plus longuement sur Tristan, le Ring et Parsifal. Schneider fournit de très bons éléments pour comparer les sources littéraires aux drames écrits par Wagner. L'ouvrage comporte enfin un chapitre sur le Génie de Wagner où l'auteur cherche à montrer que Wagner n'était pas philosophe et qu'il n'a pas construit une philosophie. La question est : qui a jamais prétendu qu'il le soit ? Question d'un autre temps ? Un tel travail critique a-t-il été nécessaire pour qu'on envisage Wagner comme il est : un compositeur brillant à plus d'un titre? Schneider place Wagner sous l'influence philosophique de Feuerbach et de Schopenhauer. Si cette dernière référence me semble correcte, la première me paraît injustifiée, connaissant très bien la pensée de Feuerbach... Un ouvrage qui n'est donc pas à recommander aux wagnériens débutant et qui rebutera surement les wagnériens confirmés.