vendredi 9 mars 2012

Wagner, Parsifal, Opéra de Lyon

Quelle œuvre étrange que ce Parsifal de Wagner! Elle ne mérite pas en effet le nom d'opéra mais bien de "Bühnenweihfestspiel", "événement scénique sacré" (je trouve la traduction de "festspiel" par "festival" particulièrement inappropriée à cette œuvre). Par son écriture, ses proportions, son message, sa distribution, c'est une œuvre exceptionnelle. Ce n'est pas ma préférée de Wagner, ni du répertoire en général mais c'est une œuvre qu'il faut connaître car elle concentre tout la réflexion ouverte par les romantiques sur la question de la place et de la fonction de l'artiste dans la société moderne. Il est tout de même extraordinaire, pour nous, hommes du 21e siècle, de voir l'ambition intellectuelle folle qui a pu animer des artistes comme Victor Hugo ou Wagner. L'idée que l'artiste est le visionnaire de la société de demain, qu'il est le messie des temps futurs est belle et bien morte pour nous. L'art, et tout particulièrement l'opéra, que ce soit dans ses créations et ses mises en scène, ne me semble pas sorti d'une forme de nihilisme décadent et facile, un peu poseur (j'y reviens à propose de la mise en scène de Don Giovanni par Kusej à Salzbourg en 2006).
Je ne parlerai pas de l’œuvre en elle-même mais de la mise en scène qui en a été proposée à Lyon en ce début du mois de Mars par le canadien François Girard. Double première pour moi : premier Parsifal sur scène et première visite à l'opéra de Lyon. Inquiétude pour commencer car la première avait été annulée en raison d'un problème technique. La seconde date, la notre, fut donc la première. Globalement je considère que c'est une réussite par la vision qui est proposée, la qualité de la direction de l'orchestre et l'homogénéité de la distribution vocale (même si sur chacun de ces points j'ai aussi quelques réserves à émettre).
Commençons par l'orchestre. J'ai pris conscience lors de cette représentation que le travail exceptionnel de Philippe Jordan avec l'orchestre de l'opéra de Paris m'avait habitué, depuis deux ans maintenant à une qualité d'exécution tout autre. Les effectifs me semblaient réduits et si Kazushi Ono parvient à emmener son orchestre dans les méandres de cette partition, je n'ai pas entendu un orchestre exceptionnel, ni ce raffinement dans le travail des détails qui caractérise le chef suisse. Rien d'indigne ni même d'indigent, loin de là ! Mais je sais ce qu'un bon orchestre et un bon chef peuvent donner dans Wagner après le Ring de Paris l'année dernière. A Lyon, Kazushi Ono parvient à faire respirer l'orchestre et la musique de Wagner entre les moments lents, ensommeillés ou bien sacrés et hypnotiques ou bien encore les moments de lutte, de combat. Ce qui est tout particulièrement réussi, c'est l'adéquation de la direction musicale et de la mise en scène. François Girard a complètement assumé l'aspect grande messe musicale et scénique de la partition. Au risque, toute fois, de faire retomber l'attention dans le dernier acte où une certaine animation scénique aurait pu venir compenser l'absence d'enjeu dramatique du livret.
Trois actes, deux décors radicalement différents. Celui du dernier acte est celui du premier mais transformé. Le changement demandait beaucoup de temps puisque nous avons eu un premier entracte de 50 minutes ! Girard a utilisé l'intégralité du plateau, en supprimant les pendrillons et en dressant un écran de vidéoprojection sur le mur du fond. C'est ainsi, dépouillé que l'on perçoit l'étroitesse du plateau de l'opéra de Lyon, ou plutôt, du gigantisme de celui de Bastille (ou du Met où cette production sera donnée en 2013) ! 
Lors de la très longue ouverture, deux projecteurs (pas très agréables) éclairent violemment la salle. Une toile brillante est tendue entre elle et la scène. La lumière baisse et le plateau s'éclaire. On découvre alors à travers cette toile, des spectateurs qui nous regardent et qui, un à un, se lèvent, se séparent en groupes distincts d'hommes et de femmes. Les hommes enlèvent leurs vestes et leurs cravates. C'est ainsi nous, spectateurs, qui sommes conviés au rite sacré qui va nous être montré. C'est notre rédemption par la musique qui est en jeu.
Un sol en cours de désertification, craquelé, s'incline en pente douce vers la salle. Il est traversé de bas en haut par un très mince filet d'eau rouge. Ce ru sépare le groupe des hommes en chemise blanche coté cour de celui des femmes en noir coté jardin. A la toute fin de l'acte, Parsifal ayant été pétrifié par l'apparition du Graal est abandonné par Gurnemanz et reste seul sur le plateau. Les rives du maigre ruisseau s'écartent alors comme la plaie ré-ouverte d'Amfortas, comme la plaie du Christ. 
L'une des propositions de Girard fut de mettre sur scène, celles qui ne sont pas distribuées, qui n'apparaissent ni dans la partition ni dans le livret : ces femmes en deuil, ou se rendant à un office sacré vêtues de noir et portant voilette. Elles sont comme les doubles inversés des filles-fleurs du deuxième acte. Ce choix rééquilibre plastiquement et symboliquement la distribution initiale, très masculine, mais par contraste réduit le rôle exceptionnel de Kundry. Elle devient le chorifé d'un ensemble dont elle incarnerait la nature duelle et duale. C'est pourtant un personnage exceptionnel que cette Kundry. Quel rôle ! Il annonce (on pouvait tout particulièrement l'entendre à cette occasion) la Salomé de Strauss.
Durant tout le premier acte, les hommes forment un double cercle de chaises et semblent se livrer à une sorte de rituel sacré. Girard a eu la très bonne idée d'inventer une gestuelle symbolique, sacrée, atemporelle, œcuménique développée tout au long de l'opéra.
Le plus grand moment de ce premier acte fut l'apparition du Graal. Moment wagnérien absolu par la fusion de la musique et des arts visuels. Pour manifester l'épiphanie du Graal sans montrer quoi que ce soit, Girard a eu recours à une vidéo de Peter Flaherty qui semble être l'apparition à contre jour d'une planète ou d'un énorme objet circulaire. Le mouvement est très lent, très beau et se clôt sur l'évanescence d'un fumerolle qui s'élève : quelque chose d'incandescent était là dont il ne reste que cette trace qui s'efface. Ces vidéos en général sont très bien pensées car elles n'accaparent pas l’œil, ne détournent jamais l'attention en dehors de la scène ou de la musique, mais elles l'accompagnent ou lui donnent un ancrage spatiotemporel, parfois symbolique : nuages plus ou moins gris ou éclairés, paysages, collines qui semblent être des parties d'un corps humain.
Le second acte est visuellement le plus fort même si la dramaturgie n'est pas la plus réussie. Deux immenses parois rocheuses s'élèvent en diagonale sur le plateau ne laissant qu'un passage au travers duquel se dessine par la vidéo un canyon. Nous sommes dans le domaine maudit de Glingsor : tout est rouge, les personnages baignent dans le sang. L'intégralité du plateau est recourvert d'une nappe d'eau rouge sang. Les gardiennes-séductrices du magiciens sont toutes réparties sur le plateau quand s'ouvre le rideau : même robe blanche, même longue chevelure noire ramenée sur le visage (évoquant pour moi le personnage du film The Grudge, ci-contre). Elles sont toutes derrières leur lance, avatars frauduleux de la fameuse lance que ramera Parsifal, vainqueur des tentations de Kundry. De la fumée sort de ces lances, comme si elles étaient fichées dans le sol même de l'Enfer. Les filles-fleurs ne se distinguent de cet ensemble que parce qu'elles chantent. Ce groupe disparait puis réapparait pour amener un lit blanc, virginal, sur lequel se déroule la scène de séduction entre Kundry et Parsifal, puis la double révélation.
Le dernier acte se déroule sur la même colline que le premier, mais la malédiction touchant Amfortas a gagné ses proches, ils meurent et leurs compagnons les enterrent sous nos yeux. La première partie de cet acte, où seuls trois personnages chantent est sans enjeu dramatique : Parsifal a vaincu, il a la lance, il est donc l'élu, il ne peut que prendre la place du roi pécheur en l’absolvant et ainsi le guérir. Le spectateur sait bien qu'il n'y aura aucun rebondissement. C'est peut-être là que la mise en scène de Girard s'enlise un peu dans l'immobilisme, ou, du moins, parvient beaucoup plus difficilement à maintenir l'attention du spectateur.
Vocalement enfin. Une distribution plutôt de bonne tenue. Si Nikolai Schukoff parvient dans le dernière acte à rendre un peu la dignité de messie de Parsifal, il peine à jouer l'innocence et la jeunesse au premier acte. Elena Zhidkova, par son physique gracile, aurait pu être une féline Kundry, mais vocalement elle ne parvient pas à montrer toute la noirceur, la tourmente et la sensualité du personnage. Gerd Groshowski ne m'a pas convaincu vocalement, mais surtout il surjoue la douleur enlevant au roi toute dignité. Mention spéciale pour Georg Zeppenfeld. Excellente diction, musicalité exceptionnelle, présence scénique : un chanteur lyrique rare.
Des images et un compte-rendu de cette production sur un autre blog.

L'opéra de Lyon en tant que salle de spectacle me laisse une impression très moyenne. Pour commencer, les abords sont squattés par des bandes de jeunes danseurs de hip-hop. Le bâtiment de l'opéra leur offre en effet un abris contre les intempéries et des vitres hautes et larges faisant office de miroirs. Il faut donc se frayer un passage pour accéder à l'intérieur. Le public de l'opéra et ces jeunes danseurs urbains se côtoient sans se parler, à peine se regarder. C'est étrange de voir deux formes artistiques aussi différentes se rencontrer malgré elles dans un même lieu. Je ne sais si l'initiative a été prise par l'opéra mais il serait très intéressant d'imaginer un projet permettant de faire entrer ces jeunes dans l'opéra, que ce soit pour le visiter, y répéter ou même, pourquoi pas ?, les faire monter sur scène dans le cadre d'une création collective.

L'expérience sensorielle du bâtiment, réhabilité par Jean Nouvelle, m'a laissé une expérience assez désagréable. Tout est noir laqué, intégralement ! Sauf bien sûr le foyer, seul vestige de l’incendie. La salle doit en effet être classée et Monsieur Nouvelle n'a certainement pas eu le droit d'y intervenir... La lumière y est blanche, directe et froide. On évolue dans une sorte de pénombre ou de contrejour pénible qui force à regarder toujours où on met les pieds. Les installations sont par ailleurs sous-dimensionnées pour l'usage : les entrées et les sorties sont pénibles car encombrées à cause du choix exclusif des escalators pour accéder à la salle. Cette dernière est métallique, cubique, froide et finalement assez petite. Les sièges sont par contre confortables malgré les apparences. Si le projet de Nouvelle sur les extérieurs me séduit, la réalisation intérieure me semble datée architecturalement parlant.