mercredi 31 décembre 2014

Blas de Roblès, Ferrari, Carrère

Quelques notes sur des lectures faites à l’automne-hiver 2014.
Pour commencer une belle et juste citation : « Que reste-t-il dans nos mémoires sinon un résumé flou et poussiéreux, de ces livres qui ont bouleversé notre existence ? » (p. 46). Cette phrase ne s’applique pas du tout au roman dont elle est tirée, L’Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès ! Son premier roman Là où les tigres sont chez eux m’avait vraiment emballé. Le style et la construction d’ensemble suscitaient une admiration légitime. Mais là, malgré un début assez accrocheur, je me suis vite lassé. A plus de la moitié du roman, les différentes histoires, qu’on imagine reliées entre elles, ne le sont toujours pas. Et quand elles le sont, cela déçoit. Les personnages oscillent entre le pathologique et la caricature. Une histoire est particulièrement scabreuse et tombe dans l’absurdité sans intérêt. Il me semble que l’auteur a cédé à une tendance qu’on pouvait voir en germe dans son précédent opus. Le roman se clôt sur une sorte de morale, assez obscure. 

Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari m’a moins déçu. L’ambition de ce roman n’en est pas moindre (délivrer une regard sur notre monde, et surtout sur la France), mais le style est particulièrement travaillé, très écrit et âpre. Cette vision noire, désenchantée de l’intelligence, des relations humaines, de l'amitié est servie par une écriture riche et brillante, des phrases très structurées à la scansion marquée, produisant une petite musique. Un passage ma particulièrement marqué (au 2e « chapitre », p. 60 sqq.) sur la désillusion éprouvé par l’un des personnages suite à ses études de philosophie à Paris. J’ai vécu la même chose et je crois que quiconque se consacre à la philosophie en vient, à un moment ou à un autre, à ce genre de pensée, qu’il faut, tant bien que mal dépasser (au sens de l’allemand aufheben).

Enfin, le gagnant dans la catégorie couverture presse mais le perdant de tous les prix littéraires officiels : Le Royaume d’Emmanuel Carrère. Premier contact avec cet auteur réputé et sur un thème que je connais bien pour l’avoir étudié : les origines du christianisme. Hormis la presse, l’absence de prix décerné à cet ouvrage, que je ne qualifierai pas de roman, me semble on ne peut plus légitime. Il s’agit à la fois d’un témoignage, celui d’un homme qui a eu foi au christianisme à un moment de sa vie, et d’un ouvrage de vulgarisation sur le christianisme primitif. Pour ce dernier aspect, je le recommanderai à mes élèves et à toute personne cherchant une première lecture d’initiation aux premiers temps de l’église chrétienne. En effet, Emmanuel Carrère parvient à faire de Paul, de Luc et leurs cercles, des personnages vivants dont on suit avec intérêt les actions. Comparé à une littérature scientifique sur la question, il va sans dire que la lecture est plus agréable. En tant que romancier, il peut en effet se permettre ce qu’aucun historien ne tenterait sans scrupule. Comme le résume très bien le quatrième de couverture : ni romancier, ni historien, enquêteur.
Quant au récit de sa conversion. Quel en est véritablement l’intérêt ? Si ce n’était pas Monsieur Emmanuel Carrère qui nous parlait de lui, mais un illustre inconnu, le texte serait moins intéressant. Ce n’est après tout qu’un témoignage très personnel. Qu’une personne cherche à comprendre les raisons d’une décision, d’un changement dans sa vie, d’une conversion et que pour cela elle se mette à écrire, je le comprends parfaitement, mais quel est l’objectif visé dès lors qu’il y a publication ? Ne s’agit-il pas que d’une forme raffinée d’exhibitionnisme, un narcissisme en société ? Sinon, pourquoi Monsieur Carrère, nous rappelle-t-il les difficultés à trouver sa résidence secondaire en Méditerranée ? Pourquoi évoquer ses vacances en Grèce et sa participation au festival de Cannes ?
Par ailleurs, il tient des propos qui sont tout simplement faux. Il affirme page 211 : "Les hommes sont ainsi fait qu'ils veulent - pour les meilleurs d'entre, ce n'est déjà pas rien - du bien à leurs amis et, tous, du mal à leurs ennemis. Qu'ils aiment mieux être forts que faibles, riches que pauvres, grands que petits, dominants plutôt que dominés. C'est ainsi, c'est normal, personne n'a jamais dit que c'était mal. La sagesse grecque ne le dit pas, la piété juive en plus. Or voici que des hommes non seulement disent mais font exactement le contraire." Comment un homme aussi cultivé que Monsieur Carrère peut-il affirmer de façon aussi péremptoire que pas un mot de la philosophie grecque ne prend position contre l’injustice des hommes consistant en une forme d’égoïsme bien calculé ? Il n’est qu’à lire Gorgias de Platon. Cette citation pourrait être mise dans la bouche de Calliclès sans en changer une ligne. Or toute la démarche de Socrate dans ce dialogue et la finalité dernière de la philosophie de Platon consistent justement à montrer les limites d’une telle conception et à poser d’autres normes que cette normalité de l’égoïsme et de l’injustice.

Des lectures bien différentes mais dont aucune ne m’a ni vraiment convaincu, ni vraiment enthousiasmé.

samedi 18 octobre 2014

Rameau à l’opéra et au clavecin

Le concert de Cédric Tiberghien et d’Antoine Tamestit à l’Auditorium du Louvre ayant été annulé, ma saison musicale 2014-2015 a finalement commencé avec Rameau. Révérence obligée en cette année qui commémore les 250 ans de la disparition du maître. De nombreux événements sont prévus et référencés sur un site dédié du Centre de Musique Baroque de Versailles.
Mon avis sur cette production se trouve sur le site MaCulture.fr pour lequel j’ai rédigé un billet. 
L’autre versant, plus intimiste mais parfois tout aussi novateur, de la musique de Rameau pouvait être apprécié lors du récital de Blandine Rannou au clavecin à lAuditorium du LouvreL’interprète avait choisi dans les Nouvelles Suites de pièce de clavecin, des extrait de la Suites en la et de la Suite en sol. Blandine Rannou fait entrer l’auditeur dans l’univers musical de Rameau par l’Allemande de la Suite en la, un prélude non mesuré qui donne l’impression d’errer, de prendre l’auditeur par la main pour lui faire faire une ballade sans but. La pièce est pourtant fortement structurée. 
La sélection des morceaux s’est aussi certainement faite en fonction des pièces composées par Gérard Pesson pour l’occasion. Ce compositeur français, né en 1958, avait reçu commande pour un Tombeau de Rameau, encadré par les deux Suites de Rameau. Cette création mondiale montre qu’un instrument comme le clavecin peut faire l’objet d’une recherche moderne. Ainsi, Gérard Pesson n’hésite pas à utiliser des clusters mettant en résonance tout l’instrument. Sans tomber dans le pastiche mais en étant clairement inspirées par celles de Rameau, y compris dans leurs titres, les pièces les plus intéressantes, les plus séduisantes sont L’Examinante, un prélude non mesuré, L’Inexorable, un tambourin funèbre (titre oxymorique s’il en est !) et enfin la toccata La Fracassante.
Blandine Rannou est une interprète subtile qui ne désarticule pas les compositions de Rameau, comme a pu le faire David Greilsammer. Fine musicienne, elle a su restituer tout le lyrisme de certaines pièces, mais aussi leur fougue (6e double). Enfin, très généreuse, elle n’a pas hésité à faire trois rappels en choisissant pour commencer L’Examinante de Pesson. 

mercredi 30 avril 2014

Festival Britten, Lyon

Mon premier festival d'opéra pour ma première quarantaine ! Beau programme, non ? Trois opéras de Britten, répartis sur trois soirées d’affilée et par trois metteurs en scène différents ! 
Nos contraintes d'emploi du temps ne nous ont pas permis de les voir dans l'ordre chronologique de leurs créations (Peter Grimes, 1945, The turn of the screw, 1954 et Curlew River, 1964). C'eut été l'ordre idéal pour percevoir l'allègement continue de l'effectif instrumental opéré par Britten : Peter Grimes 25 pupitres, 18 pourThe turn of the screw et 7 pour Curlew River !
Nous avons donc commencé par The turn of the screw. Le plus intéressant a priori pour moi car le plus moderne. Toute chose égale par ailleurs, cette œuvre me fait penser au Pelléas de Debussy dans la mesure où ce sont les non-dits et les paroles à double sens qui composent la trame sous-jacente du drame. La nouvelle de James est, il est vrai, un joyaux de ce point de vue, mais quelle difficultés pour l'adapter à la scène ! Et quelle difficulté également pour mettre en scène cette ambiguïté ! Car que sont Peter Quint et Miss Jessel ? De "vrais" fantômes ou bien des hallucinations de la gouvernante ou bien encore des projections de l'esprit des deux enfants ? Valentina Carrasco, la metteur en scène, a clairement fait la choix de la modernité. Miles n'est pas plus jeune que Flora, ils sont ici jumeaux. Leur blondeur fait explicitement référence aux enfants de La Vallées des damnés de Carpenter. L'opéra s'ouvre par une belle vidéo des enfants jouant dans le jardin. L'image d'une corde rouge, qu'on retrouvera à des moments symboliquement forts de l'opéra, est immédiatement introduite. L'écran se lève alors sur un intérieur aux allures néo-gothiques. Les différents lieux et les moments de l'opéra sont évoqués par des meubles. Le jardin quant à lui se révèle par une élévation du plateau découvrant une sorte de jungle faite de lianes inquiétantes. 
L'idée la plus intéressante de Valentina Carrasco consiste en un maillage de cordes qui ne cessent de se déployer sur le plateau à la suite de chaque apparition de Quint ou Miss Jessel. Ce maillage, comme d'immenses toiles d'araignée, emporte les meubles qui flottent alors dans l'air. 
La distribution était globalement correcte, même si Heather Newhouse, la gouvernante et Giselle Allen, Miss Jessel ont eu vocalement un peu de peine au début. Andrew Tortise s'en sort bien en Peter Quint, séduisant et inquiétant sans être diabolique. Les enfants avaient par contre de gros problèmes et de justesse et de volume. Katharine Goeldner a trouvé un très bon équilibre dans son interprétation pour jouer Mrs. Grose. L'orchestre ? Superbe ! Une bonne première soirée. Archives visuelles de l'opéra de Lyon.

Peter Grimes constitue du point de vue de la mise en scène un véritable défi pour ne pas tomber dans la reconstitution historique, et donc rendre le propos anecdotique, et éviter également la transposition souvent maladroite, quand elle n'est pas inappropriée. Je m'attendais à ce que cette œuvre soit la moins séduisante des trois : présence des chœurs, personnages socialement identifiés et peu d'intrigue. Mais la proposition scénique de Yoshi Oida a relevé le défi en associant des costumes historiquement fidèles à l'époque de l'action à des décors abstraits mais modernes  : une  immense tôle rouillée se transforme en mer en fonction de l'éclairage et des containers glissent et s'assemblent pour constituer les différents lieux de l'action. A la manière des mises en scène de régisseurs allemands, les déplacements ont lieu a vu. Ce qui n'est pas sans une certaine lourdeur : le déplacement de la barque est poussif. L'ensemble reste cependant plutôt bien mené et ne gène pas le déroulement de l'action. La superposition de deux containers pour rendre la maison de Peter Grimes et la hauteur de la falaise est même très bien trouvée.
La grande qualité de cette production est sa distribution qui n'est pas que vocale. Ce sont de véritables acteurs sur scène ! Le Peter Grimes d'Alan Oke est superlatif ! Il ne donne ni dans la violence excessive d'une brute sans esprit, ni dans l'innocent accusé à tort. Il maintient le personnage dans une ambiguïté absolue et magnifique. Michaela Kaune incarne une Ellen très crédible, bien que vocalement, elle crie un peu et que la justesse s'égare dès que la voix atteint son registre le plus haut. Le reste de la distribution est très bon.
Reste que je ne comprends pas pourquoi Yoshi Oida a fait le choix de montrer avant le prologue, la dernière scène de l'opéra ? Certes, il n'y a pas vraiment de suspens dans cette œuvre, qui relève presque de la tragédie de ce point de vue, mais j'aime garder tout au long du spectacle l'idée que peut-être il y a un espoir. Le sens de l’œuvre de Britten en est d'autant plus fort. Archives visuelles de l'opéra de Lyon.

Enfin, cette œuvre très étrange, culturellement et historiquement syncrétique qu'est Curlew River. Il s'agit en effet de l'adaptation d'une pièce de théâtre japonais, (théâtre no) datant du 15e siècle, que Britten transpose, y compris musicalement, au Moyen Age ! Il ne s'agit même pas au sens propre du terme d'un opéra puisque Britten lui-même l'a indiqué comme étant une church parables. Le mélomane rencontre ici un problème de traduction : s'agit-il d'une parabole d'église ou d'une parabole à jouer dans l'église ? C'est dans l'église d'Orford que Britten a créé cette œuvre, on pourrait donc penser que l'église est avant une architecture pour une telle création, mais l'inflexion du sens par rapport à l'original japonais est chrétienne. L’œuvre a donc un sens religieux et sera idéalement représentée dans une église, d'autant plus que le mystère médiéval est modèle dont Britten s'est inspiré.
La proposition scénique d'Olivier Py ne m'a pas complètement convaincue car la gestuelle expressionniste, les décors industriels, l'iconographie chrétienne et le maquillage du théâtre japonais sont convoqués sans se fondre en un tout homogène. Pourtant l'incarnation de la folle par Michaël Slattery était exceptionnelle ! Le petit ensemble instrumental a parfaitement restitué cette partition inhabituelle.

Je ne connaissais Britten que pour son War Requiem et quelques pièces pour cordes (Suites pour violoncelle, Divertimenti pour cordes et son Quatuor n°1). Je viens de découvrir un très grand compositeur d'opéra, ayant un sens aigu de la scène, et ayant constamment remis en question son style. Je vais poursuivre mon exploration en commençant par le second de ses opéras inspiré par une nouvelle de Henri James : Owen Wingrave. Je viens de commencer la lecture de l'essai que Xavier de Gaule lui a consacré aux éditions Acte Sud, Benjamin Britten ou l'impossible quiétude. J'écoute en boucle deux compositions de jeunesse que j'aime beaucoup la Simple symphony et les Variations on a theme by Franck Bridge (son maître). Autant que possible à écouter dirigées par Britten lui-même ! 

Une fois encore, je ne peux que féliciter toute l'équipe de l'opéra de Lyon, et tout particulièrement son directeur Serge Dorny et son orchestre, dirigé par Kazushi Ono. Le programme de la saison prochaine vient de sortir : l'occasion de (re)voir la mise en scène de Carmen par Olivier Py et de découvrir celle de Pelléas et Mélisande par Christophe Honoré !