J'ai découvert l'existence cet opéra par un air chanté par la sublissime Magdalena Kožená. Elle ouvre en effet ce disque par le récit d'Angèle d'Olivares. Elle confesse ses aventures de sa nuit sur un rythme haletant, dans un français parfait de clarté et de distinction, donné dans l'enregistrement comme sur scène (don rare que seule Véronique Gens maîtrise parfaitement). Mais en dehors de cet air, qu'est-ce que ce Domino noir? Il est vrai que le compositeur est encore au purgatoire de l'art lyrique contemporain. Combien de ceux qui prennent quotidiennement le RER A à la station Auber savent qu'il s'agit d'un compositeur français du 19e siècle, aux succès nombreux et couvert d'honneurs? Il suffit également de regarder les programmes des opéras à Paris, en Province et même à l'étranger pour se rendre compte du peu de faveur dont il fait l'objet. J'ai même lu une critique sur un site commercial de l'enregistrement de Magdalena Kožená disant que cette voix sublime était mise au service d'une musique médiocre, et même vulgaire! Si je sais ce qu'est une musique médiocre (les médias nous en abreuvent), j'aimerai savoir ce qu'est une musique vulgaire? Une musique appréciée du vulgus, du peuple? Quel préjugé aristocratique dénigre par principe le succès obtenu dans le passé ? Si c'est le sens de la critique, alors elle ne porte pas. De plus, le goût musical et le talent de Madame Kožená et du chef Minkowski me portaient à accorder quelque crédit à cette musique.
Très rares sont les enregistrement de cet opéra, plus rares encore les intégrales. J'emprunte donc la version dirigée par Bonynge avec Sumi Jo dans le rôle d'Angèle. Avec une telle distribution et dans une version mutilée car abrégée au point d'être défigurée, on comprend qu'Auber ne fasse plus d'émule. Et pourtant...
Les critiques que j'exprime ne s'adresse pas à l'opéra mais à cet enregistrement particulier. Le livret et la musique sont sans pitié pour tout chanteur qui ne maîtrise pas parfaitement la langue française. Il n'est qu'à comparer les versions de l'air d'Angèle par Magdalena Kožená et Sumi Jo. Cette dernière peine horriblement, son récit est lent, poussif, on sent que l'orchestre essaie en vain de la soutenir et de la pousser. De plus, il y a de nombreux récitatifs qui ne sont pas chantés, ce qui demande non seulement des chanteurs mais des acteurs, ce que les interprètes ne sont pas du tout, à l'exception notable de Martine Olmeda dans le rôle de Jacinthe. Enfin Bonynge a fait des coupes claires dans le livret qu'il considère "long et relativement amusant". Amusant, j'en conviens Je trouve même que le quiproquo sur lequel repose toute l'intrigue est mené dès le début et jusqu'à son terme avec beaucoup d'adresse. Les péripéties sont à peine croyables mais drôles. Tout l'opéra repose sur un jeu de faux-semblants, d'apparence et de réminiscence proche du rêve ou de l'illusion. Il y a ainsi une mise en abîme des effets de l'opéra ou du théâtre. Par contre que le livret soit long, les auditeurs ne peuvent le savoir tant qu'aucune intégrale n'aura été enregistrée. De plus la longueur n'est pas en soit une critique : personne n'irait l'adresser au Crépuscule des dieux de Wagner! Tout dépend de l'art des interprètes, du chef et d'une possible mise en scène. Je rêve de voir Laurent Pelly s'attaquer à cette tâche, avec Minkowski au pupitre dirigeant Kožená dans le rôle d'Angèle et Marie-Nicole Lemieux dans celui de Jacinthe.
Bonynge a dénaturé le livret de façon absurde. Ainsi il supprime le deuxième couplet de l'air d'Angèle, rendant incompréhensible le troisième où il est fait référence à un voleur, sujet de ce deuxième couplet. Peut-être fallait-il abréger les peines de Madame Sumi Jo? De même la double intrigue du livret autour de Lord Elfort est gommée au point de rendre la présence du personnage incongrue car inutile.
Quant à la musique... que dire? Je la trouve brillante, non pas au sens d'intelligente mais immédiatement efficace. Elle emporte d'emblée. Elle est séductrice. Voici ce qu'en dit Jeremy Commons dans la présentation de l'enregistrement de Bonynge :
Le reproche masqué (exprimé ici par le terme de "superficielle") ne m'en semble pas un car le compositeur et son librettiste (le prolifique Scribe) s'attachent non à l'analyse des tourments ou des états de l'âme (nous avons à faire à un opéra comique et non à l'opera seria) mais à construire un jeu d'illusion (qui n'est pas sans une critique de la fausse vertu, voire de la bigoterie), à en jouer et à jouer de leurs personnages, jusqu'au dénouement final, le tout avec maestria et brio. Espérons et attendons celui qui à la scène saura se montrer à la hauteur de l'art de Daniel-François-Esprit Auber.Sa musique lui ressemble : mélodieuse et pétillante, magistralement ouvrée, preste, avec des syncopes, des harmonies et une orchestration pleines d'effet. Elle étincelle, toute légèreté et souplesse, grâce et élégance. Mais elle est aussi régulière et ordonnée, façonnée avec précision.Elle a bien tendance, il faut bien le dire, à être superficielle, et ne traite que rarement de sentiments profonds ou sérieux. Sur ce plan, elle ressemble d'ailleurs aussi au compositeur, présentant au monde un extérieur raffiné et brillant, et refusant, presque défensivement, d'aborder les profondeurs cachées. Un de ses points forts en tant que musicien tient à sa sensibilité à la langue française : de même que la langue elle-même est capable de variations délicates et de nuances caustiques, sa musique est spirituelle et piquante, et se délecte aux tours et girouettes d'un texte intelligent.