mercredi 31 décembre 2014

Blas de Roblès, Ferrari, Carrère

Quelques notes sur des lectures faites à l’automne-hiver 2014.
Pour commencer une belle et juste citation : « Que reste-t-il dans nos mémoires sinon un résumé flou et poussiéreux, de ces livres qui ont bouleversé notre existence ? » (p. 46). Cette phrase ne s’applique pas du tout au roman dont elle est tirée, L’Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès ! Son premier roman Là où les tigres sont chez eux m’avait vraiment emballé. Le style et la construction d’ensemble suscitaient une admiration légitime. Mais là, malgré un début assez accrocheur, je me suis vite lassé. A plus de la moitié du roman, les différentes histoires, qu’on imagine reliées entre elles, ne le sont toujours pas. Et quand elles le sont, cela déçoit. Les personnages oscillent entre le pathologique et la caricature. Une histoire est particulièrement scabreuse et tombe dans l’absurdité sans intérêt. Il me semble que l’auteur a cédé à une tendance qu’on pouvait voir en germe dans son précédent opus. Le roman se clôt sur une sorte de morale, assez obscure. 

Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari m’a moins déçu. L’ambition de ce roman n’en est pas moindre (délivrer une regard sur notre monde, et surtout sur la France), mais le style est particulièrement travaillé, très écrit et âpre. Cette vision noire, désenchantée de l’intelligence, des relations humaines, de l'amitié est servie par une écriture riche et brillante, des phrases très structurées à la scansion marquée, produisant une petite musique. Un passage ma particulièrement marqué (au 2e « chapitre », p. 60 sqq.) sur la désillusion éprouvé par l’un des personnages suite à ses études de philosophie à Paris. J’ai vécu la même chose et je crois que quiconque se consacre à la philosophie en vient, à un moment ou à un autre, à ce genre de pensée, qu’il faut, tant bien que mal dépasser (au sens de l’allemand aufheben).

Enfin, le gagnant dans la catégorie couverture presse mais le perdant de tous les prix littéraires officiels : Le Royaume d’Emmanuel Carrère. Premier contact avec cet auteur réputé et sur un thème que je connais bien pour l’avoir étudié : les origines du christianisme. Hormis la presse, l’absence de prix décerné à cet ouvrage, que je ne qualifierai pas de roman, me semble on ne peut plus légitime. Il s’agit à la fois d’un témoignage, celui d’un homme qui a eu foi au christianisme à un moment de sa vie, et d’un ouvrage de vulgarisation sur le christianisme primitif. Pour ce dernier aspect, je le recommanderai à mes élèves et à toute personne cherchant une première lecture d’initiation aux premiers temps de l’église chrétienne. En effet, Emmanuel Carrère parvient à faire de Paul, de Luc et leurs cercles, des personnages vivants dont on suit avec intérêt les actions. Comparé à une littérature scientifique sur la question, il va sans dire que la lecture est plus agréable. En tant que romancier, il peut en effet se permettre ce qu’aucun historien ne tenterait sans scrupule. Comme le résume très bien le quatrième de couverture : ni romancier, ni historien, enquêteur.
Quant au récit de sa conversion. Quel en est véritablement l’intérêt ? Si ce n’était pas Monsieur Emmanuel Carrère qui nous parlait de lui, mais un illustre inconnu, le texte serait moins intéressant. Ce n’est après tout qu’un témoignage très personnel. Qu’une personne cherche à comprendre les raisons d’une décision, d’un changement dans sa vie, d’une conversion et que pour cela elle se mette à écrire, je le comprends parfaitement, mais quel est l’objectif visé dès lors qu’il y a publication ? Ne s’agit-il pas que d’une forme raffinée d’exhibitionnisme, un narcissisme en société ? Sinon, pourquoi Monsieur Carrère, nous rappelle-t-il les difficultés à trouver sa résidence secondaire en Méditerranée ? Pourquoi évoquer ses vacances en Grèce et sa participation au festival de Cannes ?
Par ailleurs, il tient des propos qui sont tout simplement faux. Il affirme page 211 : "Les hommes sont ainsi fait qu'ils veulent - pour les meilleurs d'entre, ce n'est déjà pas rien - du bien à leurs amis et, tous, du mal à leurs ennemis. Qu'ils aiment mieux être forts que faibles, riches que pauvres, grands que petits, dominants plutôt que dominés. C'est ainsi, c'est normal, personne n'a jamais dit que c'était mal. La sagesse grecque ne le dit pas, la piété juive en plus. Or voici que des hommes non seulement disent mais font exactement le contraire." Comment un homme aussi cultivé que Monsieur Carrère peut-il affirmer de façon aussi péremptoire que pas un mot de la philosophie grecque ne prend position contre l’injustice des hommes consistant en une forme d’égoïsme bien calculé ? Il n’est qu’à lire Gorgias de Platon. Cette citation pourrait être mise dans la bouche de Calliclès sans en changer une ligne. Or toute la démarche de Socrate dans ce dialogue et la finalité dernière de la philosophie de Platon consistent justement à montrer les limites d’une telle conception et à poser d’autres normes que cette normalité de l’égoïsme et de l’injustice.

Des lectures bien différentes mais dont aucune ne m’a ni vraiment convaincu, ni vraiment enthousiasmé.

samedi 18 octobre 2014

Rameau à l’opéra et au clavecin

Le concert de Cédric Tiberghien et d’Antoine Tamestit à l’Auditorium du Louvre ayant été annulé, ma saison musicale 2014-2015 a finalement commencé avec Rameau. Révérence obligée en cette année qui commémore les 250 ans de la disparition du maître. De nombreux événements sont prévus et référencés sur un site dédié du Centre de Musique Baroque de Versailles.
Mon avis sur cette production se trouve sur le site MaCulture.fr pour lequel j’ai rédigé un billet. 
L’autre versant, plus intimiste mais parfois tout aussi novateur, de la musique de Rameau pouvait être apprécié lors du récital de Blandine Rannou au clavecin à lAuditorium du LouvreL’interprète avait choisi dans les Nouvelles Suites de pièce de clavecin, des extrait de la Suites en la et de la Suite en sol. Blandine Rannou fait entrer l’auditeur dans l’univers musical de Rameau par l’Allemande de la Suite en la, un prélude non mesuré qui donne l’impression d’errer, de prendre l’auditeur par la main pour lui faire faire une ballade sans but. La pièce est pourtant fortement structurée. 
La sélection des morceaux s’est aussi certainement faite en fonction des pièces composées par Gérard Pesson pour l’occasion. Ce compositeur français, né en 1958, avait reçu commande pour un Tombeau de Rameau, encadré par les deux Suites de Rameau. Cette création mondiale montre qu’un instrument comme le clavecin peut faire l’objet d’une recherche moderne. Ainsi, Gérard Pesson n’hésite pas à utiliser des clusters mettant en résonance tout l’instrument. Sans tomber dans le pastiche mais en étant clairement inspirées par celles de Rameau, y compris dans leurs titres, les pièces les plus intéressantes, les plus séduisantes sont L’Examinante, un prélude non mesuré, L’Inexorable, un tambourin funèbre (titre oxymorique s’il en est !) et enfin la toccata La Fracassante.
Blandine Rannou est une interprète subtile qui ne désarticule pas les compositions de Rameau, comme a pu le faire David Greilsammer. Fine musicienne, elle a su restituer tout le lyrisme de certaines pièces, mais aussi leur fougue (6e double). Enfin, très généreuse, elle n’a pas hésité à faire trois rappels en choisissant pour commencer L’Examinante de Pesson. 

mercredi 30 avril 2014

Festival Britten, Lyon

Mon premier festival d'opéra pour ma première quarantaine ! Beau programme, non ? Trois opéras de Britten, répartis sur trois soirées d’affilée et par trois metteurs en scène différents ! 
Nos contraintes d'emploi du temps ne nous ont pas permis de les voir dans l'ordre chronologique de leurs créations (Peter Grimes, 1945, The turn of the screw, 1954 et Curlew River, 1964). C'eut été l'ordre idéal pour percevoir l'allègement continue de l'effectif instrumental opéré par Britten : Peter Grimes 25 pupitres, 18 pourThe turn of the screw et 7 pour Curlew River !
Nous avons donc commencé par The turn of the screw. Le plus intéressant a priori pour moi car le plus moderne. Toute chose égale par ailleurs, cette œuvre me fait penser au Pelléas de Debussy dans la mesure où ce sont les non-dits et les paroles à double sens qui composent la trame sous-jacente du drame. La nouvelle de James est, il est vrai, un joyaux de ce point de vue, mais quelle difficultés pour l'adapter à la scène ! Et quelle difficulté également pour mettre en scène cette ambiguïté ! Car que sont Peter Quint et Miss Jessel ? De "vrais" fantômes ou bien des hallucinations de la gouvernante ou bien encore des projections de l'esprit des deux enfants ? Valentina Carrasco, la metteur en scène, a clairement fait la choix de la modernité. Miles n'est pas plus jeune que Flora, ils sont ici jumeaux. Leur blondeur fait explicitement référence aux enfants de La Vallées des damnés de Carpenter. L'opéra s'ouvre par une belle vidéo des enfants jouant dans le jardin. L'image d'une corde rouge, qu'on retrouvera à des moments symboliquement forts de l'opéra, est immédiatement introduite. L'écran se lève alors sur un intérieur aux allures néo-gothiques. Les différents lieux et les moments de l'opéra sont évoqués par des meubles. Le jardin quant à lui se révèle par une élévation du plateau découvrant une sorte de jungle faite de lianes inquiétantes. 
L'idée la plus intéressante de Valentina Carrasco consiste en un maillage de cordes qui ne cessent de se déployer sur le plateau à la suite de chaque apparition de Quint ou Miss Jessel. Ce maillage, comme d'immenses toiles d'araignée, emporte les meubles qui flottent alors dans l'air. 
La distribution était globalement correcte, même si Heather Newhouse, la gouvernante et Giselle Allen, Miss Jessel ont eu vocalement un peu de peine au début. Andrew Tortise s'en sort bien en Peter Quint, séduisant et inquiétant sans être diabolique. Les enfants avaient par contre de gros problèmes et de justesse et de volume. Katharine Goeldner a trouvé un très bon équilibre dans son interprétation pour jouer Mrs. Grose. L'orchestre ? Superbe ! Une bonne première soirée. Archives visuelles de l'opéra de Lyon.

Peter Grimes constitue du point de vue de la mise en scène un véritable défi pour ne pas tomber dans la reconstitution historique, et donc rendre le propos anecdotique, et éviter également la transposition souvent maladroite, quand elle n'est pas inappropriée. Je m'attendais à ce que cette œuvre soit la moins séduisante des trois : présence des chœurs, personnages socialement identifiés et peu d'intrigue. Mais la proposition scénique de Yoshi Oida a relevé le défi en associant des costumes historiquement fidèles à l'époque de l'action à des décors abstraits mais modernes  : une  immense tôle rouillée se transforme en mer en fonction de l'éclairage et des containers glissent et s'assemblent pour constituer les différents lieux de l'action. A la manière des mises en scène de régisseurs allemands, les déplacements ont lieu a vu. Ce qui n'est pas sans une certaine lourdeur : le déplacement de la barque est poussif. L'ensemble reste cependant plutôt bien mené et ne gène pas le déroulement de l'action. La superposition de deux containers pour rendre la maison de Peter Grimes et la hauteur de la falaise est même très bien trouvée.
La grande qualité de cette production est sa distribution qui n'est pas que vocale. Ce sont de véritables acteurs sur scène ! Le Peter Grimes d'Alan Oke est superlatif ! Il ne donne ni dans la violence excessive d'une brute sans esprit, ni dans l'innocent accusé à tort. Il maintient le personnage dans une ambiguïté absolue et magnifique. Michaela Kaune incarne une Ellen très crédible, bien que vocalement, elle crie un peu et que la justesse s'égare dès que la voix atteint son registre le plus haut. Le reste de la distribution est très bon.
Reste que je ne comprends pas pourquoi Yoshi Oida a fait le choix de montrer avant le prologue, la dernière scène de l'opéra ? Certes, il n'y a pas vraiment de suspens dans cette œuvre, qui relève presque de la tragédie de ce point de vue, mais j'aime garder tout au long du spectacle l'idée que peut-être il y a un espoir. Le sens de l’œuvre de Britten en est d'autant plus fort. Archives visuelles de l'opéra de Lyon.

Enfin, cette œuvre très étrange, culturellement et historiquement syncrétique qu'est Curlew River. Il s'agit en effet de l'adaptation d'une pièce de théâtre japonais, (théâtre no) datant du 15e siècle, que Britten transpose, y compris musicalement, au Moyen Age ! Il ne s'agit même pas au sens propre du terme d'un opéra puisque Britten lui-même l'a indiqué comme étant une church parables. Le mélomane rencontre ici un problème de traduction : s'agit-il d'une parabole d'église ou d'une parabole à jouer dans l'église ? C'est dans l'église d'Orford que Britten a créé cette œuvre, on pourrait donc penser que l'église est avant une architecture pour une telle création, mais l'inflexion du sens par rapport à l'original japonais est chrétienne. L’œuvre a donc un sens religieux et sera idéalement représentée dans une église, d'autant plus que le mystère médiéval est modèle dont Britten s'est inspiré.
La proposition scénique d'Olivier Py ne m'a pas complètement convaincue car la gestuelle expressionniste, les décors industriels, l'iconographie chrétienne et le maquillage du théâtre japonais sont convoqués sans se fondre en un tout homogène. Pourtant l'incarnation de la folle par Michaël Slattery était exceptionnelle ! Le petit ensemble instrumental a parfaitement restitué cette partition inhabituelle.

Je ne connaissais Britten que pour son War Requiem et quelques pièces pour cordes (Suites pour violoncelle, Divertimenti pour cordes et son Quatuor n°1). Je viens de découvrir un très grand compositeur d'opéra, ayant un sens aigu de la scène, et ayant constamment remis en question son style. Je vais poursuivre mon exploration en commençant par le second de ses opéras inspiré par une nouvelle de Henri James : Owen Wingrave. Je viens de commencer la lecture de l'essai que Xavier de Gaule lui a consacré aux éditions Acte Sud, Benjamin Britten ou l'impossible quiétude. J'écoute en boucle deux compositions de jeunesse que j'aime beaucoup la Simple symphony et les Variations on a theme by Franck Bridge (son maître). Autant que possible à écouter dirigées par Britten lui-même ! 

Une fois encore, je ne peux que féliciter toute l'équipe de l'opéra de Lyon, et tout particulièrement son directeur Serge Dorny et son orchestre, dirigé par Kazushi Ono. Le programme de la saison prochaine vient de sortir : l'occasion de (re)voir la mise en scène de Carmen par Olivier Py et de découvrir celle de Pelléas et Mélisande par Christophe Honoré !

samedi 7 septembre 2013

3 semaines en Turquie du point de vue littéraire

Que lire avant de partir pour 3 semaines de vacances en Turquie, dont une semaine à Istanbul ? Et qu'emmener pour lire sur place ? Il s'agit de deux petites bibliographies très différentes, relevant de la culture d'un honnête homme moderne et non d'une bibliographie savante et sûrement très vaste sur la question.
Avant de partir, j'ai essayé de me donner un cadre historique suffisamment vaste pour y situer tout ce que nous serions amenés à voir à Istanbul, mais aussi en Cappadoce et sur la côte sud. Il me fallait donc remonter jusqu'à Constantinople et Byzance. 
J'ai commencé par un ouvrage d'initiation, qui au final s'est révélé un peu trop primaire : Tout l'or de Byzance de Michel Kaplan dans la collection Découvertes Gallimard. Comme souvent dans cette collection, le format nuit à l'intérêt principal de l'ouvrage : l'iconographie. Le livre est en effet très richement illustré mais les images sont si petites ! Elles mériteraient un format plus important, d'autant plus que le livre vaut plus pour ses images que pour le texte car Kaplan a choisi une approche thématique de l'empire byzantin, approche qui ne se révèle réellement compréhensible et donc intéressante que pour ceux qui connaissent déjà un tant soit peu l'histoire de cet empire. 
Paradoxalement, pour mieux saisir ce premier livre d'initiation, je me suis donc plongé dans L'histoire de Byzance de John Julius Norwich. Dans un style très britannique, Norwich parvient à brosser les 10 siècles de cet empire, en mêlant la grande et la petite histoire (ô combien importante !) pour en comprendre la gloire et les aléas. Pour plus de détails, je vous renvoie sur le très juste commentaire d'un blogueur.
Enfin, laissant de côté (pour le moment !) l'histoire de l'empire ottoman et pour aborder l'histoire de la Turquie moderne, j'ai lu La Turquie, de l'empire ottoman à la république d'Atatürk de Thierry Zarcone toujours dans la collection Découvertes Gallimard. Excellent petit ouvrage qui glisse un peu rapidement sur la fin de l'empire ottoman mais pour mieux se consacrer à la naissance de la République turque moderne autour de la figure, exceptionnelle à plus d'un titre, d'Atatürk. Zarcone aborde à la fin de son livre la question très particulière de l'islam dans le système politique turc et les problèmes qu'il pose. J'ai appris beaucoup de chose et je recommande la lecture de ce petit livre à ceux qui doutent de la place de la Turquie dans l'Union Européenne.
Bien ! Tout cela est assez savant et historique, ce n'est pas ce qu'on a envie de lire sur la plage ou dans le bus. Alors, que choisir du point de vue de la fiction ? Quand on pense à littérature turque, un nom surgit immédiatement : Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006. Et l'un de ses romans vient également rapidement à l'esprit : Mon nom est rouge, Prix du Meilleur Livre étranger en 2002. J'ai dévoré en moins de 15 jours ce gros pavé de 736 pages dont l'intrigue ne se déroule pourtant que sur une grosse semaine. L'entrée dans le roman est un peu surprenante, voire déstabilisante, mais elle pose d'emblée une sorte de contrat de lecture, puisque le premier personnage à prendre la parole est mort. C'est son cadavre que l'on écoute. Puis la voix du roman se fait polyphonique, puisque même des personnages abstraits (qui se révèlent bien plus que cela...), comme les couleurs noir et rouge mais aussi la mort, prennent aussi la parole. Pamuk parvient à mêler avec beaucoup d'habileté une intrigue quasi-policière à une réflexion sur la place de la peinture dans l'islam médiéval. L'auteur n'évite cependant pas quelques longueurs  dues, me semble-t-il, à une sorte de fascination pour sa propre écriture. Rien de narcissique là-dedans, mais plutôt, un désir d'écrivain de rivaliser avec la peinture et surtout ces petits mondes qu'étaient les miniatures. L'ouvrage développe, en filigrane, tout une réflexion sur le rapport dialectique entre la tradition et le style personnel. L'un des personnage donne de ce dernier cette définition à méditer : "une erreur qui ne provient pas d'un manque de maîtrise, mais émane de l'intérieur de l'âme de l'artiste, cesse d'être une erreur, et devient un style." 
Le roman ne cesse de parler de deux personnages de la poésie perse classique, et de leur représentation : Khosrow et Shirin. A ce jour, je n'ai cependant pas trouvé d'ouvrage en langue française, sur ces deux héros. Par contre, je compte bien investir dans L'art figuratif en islam médiéval de Michael Barry pour comprendre un peu mieux toutes les références aux figures quasi-légendaires des peintres évoqués par les personnages du roman de Pamuk.
Ensuite, j'ai lu La bâtarde d'Istanbul d'Elif Shalaf, un roman écrit par une auteure turque (même si la traduction française a été faite à partir de l'édition anglaise ?!) et abordant un problème éminemment turc : la question arménienne. Le roman commence vraiment, par la manière de camper les personnages dans leur environnement quotidien, dans la veine des romans socio-critiques anglais, comme ceux de David Lodge. L'humour et la distance ironique sur les personnages sont en effet là, mais l'intrigue bascule aussi dans le fantastique et surtout dans le drame historico-famillial. Sans aucune complaisance pour les Turcs, ni pour les Arméniens, Elif Shafak montre qu'un roman est aussi une manière de contribuer à une réflexion collective sur la mémoire des peuples et le dialogue des cultures. La question que cette auteure aborde semble susciter encore des réactions extrêmement vives en Turquie puisque Elif Shafak, à cause de ce roman, a été traînée en justice pour insulte à l'identité nationale turque. Elle encourait trois ans de prison, mais fut finalement (et heureusement !) acquittée.
L'un des personnages de ce roman, Armanoush Tchakhmakhchian, affirme à un moment : "Tu sais, le mot FIN n'apparait jamais quand tu termines un livre. Ce n'est pas  comme au cinéma. Quand je ferme un roman, je n'ai pas l'impression de terminer quoi que ce soit, si bien que j'ai besoin d'en ouvrir un autre" (p.117). Elle affirmait là quelque chose que je ressentais sans parvenir à le formuler ! Elle regarde alors les livres qu'elle vient d'acheter : deux Borges, L'Aleph et Fictions, Narcisse et Goldmund de Hesse, déjà lus et hautement appréciés, en ce qui me concerne, mais aussi et surtout, La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, Agonie d'agapè de William Gaddis, Les Mambos Kings d'Oscar Hijuelos, Paysage peint avec du thé de Milorad Pavic, La femme jaune de Leslie Marmon Silko et deux Kundera : Le livre du rire et de l'oubli et La vie est ailleurs. Toute une série de roman, complètement inconnus pour moi et dont certains sont non seulement traduits en français mais aussi disponibles en poche ! Sentant une certaine affinité littéraire avec ce personnage, je me suis fié (avec raison !) à ses choix. 
J'ai donc commencé par lire le très court et très, très étonnant Agonie d'agapè de William Gaddis. Un véritable OLNI : Objet Littéraire Non Identifié. Je n'ai jamais rien lu de tel, même si la véhémence du ton, confinant parfois à la paranoïa, n'est pas sans évoquer le Pour Louis de Funès de Novarina. Il est tout simplement impossible (et sans intérêt) de raconter le contenu de ce court récit, mais ceux qui auront la force de se maintenir à flot de ce monologue, découvriront une écriture puissante et maîtrisée derrière la montée de la folie. Je vous renvoie à ces quelques lignes décrivant le projet de cette Agonie.
Ensuite, j'ai lu l’inénarrable La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Je me suis beaucoup amusé à lire la progressive conjuration de cette série de personnages loufoques, bouffons, vulgaires, dérisoires et en même temps touchants. Le personnage principal, Ignatius John Reilly, est un vieux garçon, paranoïaque et pédant, d'une fainéantise n'ayant d'égale que sa mauvaise foi, accumulant les situations ubuesques. Le héros est  quelque part entre Ubu et Gargantua, avec une touche de The big Lebowski. Voilà un exemple de ce qu'il pense du monde et de lui-même : "décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal".
Ignatius traine (ou entraine) avec lui une cohorte de personnages allant de l'apprentie effeuilleuse, à sa mère alcoolique, en passant par la secrétaire antédiluvienne et  l'homosexuel aux velléités politiques. Leurs calculs et leurs manigances isolées se rencontrent accidentellement pour aboutir à un imbroglio que seul un coup de théâtre peut dénouer. Un très bon roman américain des années 60, dressant un portrait acerbe des États-Unis et des libérations (raciales et sexuelles) qui s'y déroulaient. France Inter a consacré une émission à ce roman.
Pour le moment, je fais une pause dans mes lectures tirées de la liste proposée par
Armanoush Tchakhmakhchian, mais je lui fais confiance et lirai la suite avec plaisir.

jeudi 22 août 2013

Flore urbaine

La ville moderne n'est pas seulement un univers de goudron et de béton. Il suffit parfois d'être attentif à son environnement pour s'apercevoir que la nature, y compris dans ses formes les plus étranges et les plus belles, parvient à trouver sa place.
Ainsi, dans les plates bandes peu entretenues de mon lycée en Picardie, j'ai pu repérer, depuis deux ans déjà, la floraison d'un orchidée sauvage (à gauche) :  l'ophris bourdon (ophris fuciflora). Imitant l'abdomen d'un bourdon, le labelle de cette fleur présente à son extrémité un appendice jaunâtre dirigé vers l'avant. Elle est considérée comme assez rare, et même quasi menacée.
Quant au nénuphar ci-contre, je l'ai photographié au Jardin Éole à Paris. Cet espace vert est géré de façon alternée. Il y a des parterres entretenus mais il y a aussi des prairies naturelles et des espace où de bien belles "mauvaises herbes" se développent en toute liberté. Les bassins sont très jolis.

Musée des Beaux-Arts et Cathédrale d'Arras

A l'occasion d'une visite dans le Nord, j'ai eu l'occasion de découvrir, en plus du tout nouveau Louvre Lens, le musée et la cathédrale d'Arras. Ci-dessus deux photos prises à l'intérieure de cette dernière et retravaillées sur Instagram. Ayant été, pour une grande part, détruite pendant la Première Guerre mondiale, la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Vaast a fait l'objet d'une réfection l'ayant rendue au culte dans les années 30. C'est pourquoi la coupole de la chapelle de la Vierge, peinte par Marret est dans le style Art Déco. L'intérieur de cette cathédrale, toute de pierre blanche, contraste fortement avec cette coupole ainsi qu'avec d'autres fresques, très colorées.
Logé dans l'ancienne abbaye, le Musée des Beaux-Arts jouxte la cathédrale. Il est organisé autour d'une cour-cloitre, dont la galerie du 18e (ci-dessous) siècle est tout simplement magnifique !
Comme souvent dans les Musées de Province, on découvre quelques curiosités, comme ce buste allégorique de Jean-Baptiste Hugues (1849-1930) représentant la ville de Ravenne. Cette figure féminine porte un riche diadème à pendeloque dans le style byzantin contrastant avec la délicatesse des traits du visage, contraste renforcé par les matériaux : métal patiné sur marbre blanc.
Je fus aussi très surpris par l'immense Cène de Pascal Dagnan Bouveret (1852-1929), et notamment par la pose des différents apôtres et l'étrange lumière qui baigne ce dernier repas. La façon est indéniablement moderne, mais les références sont classiques : La fameuse Cène de Léonard, la mise en espace de Poussin mais aussi la lumière de La Tour.

 

mercredi 21 août 2013

La Galerie du Temps, Louvre Lens

En avril dernier, j'ai enfin découvert le Louvre Lens. Ce nouveau projet, de ce qui est devenu la franchise Louvre, avait fait parler de lui pour la discrétion de son architecture (comparée à celle du futur Louvre Abou Dabi...). Et, en effet, le visiteur découvre un bâtiment long et bas, de métal et de verre. Le choix des matériaux le rend presque immatériel car il prend la couleur du ciel. Lorsque j'y suis allé, les jardins n'étaient pas encore terminés mais promettaient un belle entrée végétale, tracée mais naturelle.
Nous venions principalement pour visiter la Galerie du temps. Pour les habitués du Louvre, la différence est flagrante et agréable ! Il n'est pas nécessaire de circuler de salle en salle, d'étage en étage, voire d'aile en aile pour admirer et comparer les œuvres exposées. La muséographie n'est cependant pas thématique mais reste bien chronologique. Le visiteur pénètre dans une grande salle, sans fenêtre, à l'éclairage zénithal, qui s'incline doucement vers les îlots d'exposition. Une table de vidéoprojection accueille le visiteur lui donnant quelques grands repères temporels. Puis se déroule alors sous nos yeux une grand part de l'histoire de l'art, c'est-à-dire de l'histoire de l'humanité ! Tout au long de cette salle, dans le haut du mur de droite, une frise chronologique permet de toujours se repérer dans le temps. C'est un véritable voyage dans le temps et dans l'espace, comme le souhaitait Valéry. L'installation des œuvres n'est pas linéaire. Elles se regroupent par petits ensembles, même si certaines pièces exceptionnelles, surtout pour leur monumentalité, sont isolées. Tout l'intérêt de ce choix de mise en scène réside dans la possibilité de voir en même temps, et donc de pouvoir comparer, des œuvres contemporaines mais appartenant à des civilisations ou des cultures différentes ou éloignées. 
Malgré la progression chronologique à laquelle cette grande galerie invite, le visiteur est conduit à une déambulation, à des aller-retour. Et lorsqu'il se retourne sur le parcours qu'il a déjà effectué, il prend conscience que d'autres œuvres dressent un parcours inverse. Il ne s'agit pas d'une installation qui n'a d'intérêt visuel qu'à sens unique, au contraire ! L’alternance du genre du type œuvres (sculptures, peintures, arts décoratifs, etc.) est très bien pensée. L'apparition de la peinture est, de ce fait, très marquante. On voit que l'art entre alors dans un autre registre.  
De plus, ce n'est vraiment pas une exposition de seconde zone. Le Louvre n'a pas pioché dans ses réserves pour occuper l'espace. Ce sont de très grandes œuvres, très connues, qui ont ici trouvées leurs places. On a l'impression de feuilleter un livre d'histoire de l'art ! Il y a cependant également pour l'amateur (et même pour ceux qui ont déjà arpentés le Louvre en long et en large) des découvertes ! Par exemple (à gauche) cette pièce en grès du Soudan, qu'on suppose être un élément de fenêtre, présentant le dieu égyptien Horus en cavalier romain terrassant un crocodile. Ou bien encore (à droite) ce haut-relief champenois représentant Le père éternel bénissant, entouré d'anges.
L'exposition temporaire Le temps à l’œuvre est intéressante également mais les espaces circulaires qui lui sont consacrés ne sont pas très agréables du fait de leur exiguïté.
Le site du Louvre Lens est très bien fait car on peut y retrouver l'ensemble des œuvres exposées, accompagnées par un commentaire audio très intéressant.


Allez donc à Lens et pour déjeuner en sortant, allez juste en face chez Cathy. Tout est bon et les frites sont superbes !