L'oratorio est un genre musical bien particulier dans la mesure où il fait entrer les charmes de l'opéra au sein des églises. Vocalement, l'écriture est très semblable : par exemple dans Judtiha triomphans de Vivaldi, tous les airs (sauf 2 ou 3 exceptions justifiables par le sens du texte chanté) sont da capo, c'est-à-dire à reprise, innovation issue du genre opératique. Cet outil de séduction que sont les oratorios fait donc partie des moyens mis en œuvre par l'Église de la Contre Réforme. La figure de Judith est pourtant bien ambigüe. Elle se présente comme l'humble juive soumise et représente en cela l'humilité de l'Eglise mais elle triomphe, comme possédée par Dieu, de l'ennemi de son peuple, en le charmant (certains diront malgré elle...) puis finit par le décapiter. N'est-ce pas tout le paradoxe de l'Eglise de la Contre Réforme qui est ici exprimé : prête à user de tous les charmes que les arts sont capables de déployer mais aussi de la force et de la violence.
La Judith triomphante de Vivaldi est curieuse à plus d'un titre. Tout d'abord, il s'agit d'un oratorio militaire, comme l'indique le sous-titre. Les enregistrements modernes font précéder le choeur initial de deux mouvements de symphonie, un allegro et un grave (comme une véritable ouverture d'opéra!) faisant résonner des timbales et des trompettes bien militaires. Je ne sais pas s'il s'agit de deux mouvements conçus spécialement pour cet oratorio ou s'il s'agit de pièces réemployées mais elles assurent parfaitement la fonction de poser le décor martial de l'action mais aussi par le solo de violon la séduction que Judith va déployer. Il ne faut pas oublier que la situation dramatique du texte est celle d'un peuple en résistance, si ce n'est en rébellion : le peuple juif est sous le pouvoir de l'Holophernes.
Autre curiosité : le texte de l'oratorio est en latin, visiblement décalqué par Giacomo Cassetti sur la Vulgate. Le librettiste recours cependant à de nombreuses images où le vent et la mumière jouent un grand rôle...n'oublions pas que nous sommes à Venise. Ce qui explique aussi le caractère militaire de cet oratorio : Venise venait de délivrer Corfou de son ennemi ottoman.
La composition est structurée en deux parties. Les récitatifs présentent ou font avancer l'action et sont suivis d'airs da capo. L'action dramatique est bien curieuse. Elle est en effet très lente et tout le charme de cette pièce ne réside pas dans le déroulement de l'action, plus ou moins complexe (qui se résume à la séduction et au meurtre d'Holophernes par Judith) mais dans les prouesses vocales dont elle est l'occasion. Il suffit par exemple à Judith de se présenter pour qu'Holophernes déclare la paix et tombe sous son charme! Quelle efficacité pour une figure si humble! Le plus curieux étant le moment de l'exécution d'Holophernes car Judith décrit ses actes comme si elle en était la spectatrice et non l'agent. Le rythme de l'air à ce moment change et gagne en rapidité, montrant qu'elle est habitée par une force divine et qu'elle s'engage dans un corps à corps mortel avec son ennemi. Il y a un fort contraste entre le calme dont elle semble faire preuve et la violence de ce qu'elle dit : "Que celui-ci soit vidé de son sang, et que ce sang giclant m'apporte la gloire." Figue de l'humilité Judith? A voir!
Il y a de très beaux airs : le "Veni, me sequere fida" de Judith, un beau lamento avec solo de hautbois figurant le roucoulement de la tourterelle qu'elle évoque ; le "Nox obscura tenebrosa" d'Holophernes qui est une sérénade d'amour à laquelle Judith répond par un rappel de la brièveté de la vie "Transit aetas" juste accompagné par la mandoline ; enfin l'air de découverte du cadavre d'Holophernes par Vagaus "Armatae face, et anguibs".
J'ai eu l'occasion d'entendre cet oratorio au théâtre des Champs-Elysées par le Venice Baroque Orchestra sous la direction de Andrea Marcon. La distribution dans l'ensemble était bonne : Mary-Ellen Nesi en Holophernes, Karina Gauvin en Vagaus, Marina Comparato en Abra et Alessandra Visentin en Ozias. Mais la grande découverte ce soir là fut Romina Basso dans le rôle de Judith. Maîtrise vocale absolument parfaite, voix claire et puissante et capable de transmettre toutes les nuances des émotions du texte. Elle a remporté un triomphe (!!!) mérité.
Je me suis souvenu à cette occasion de plusieurs tableaux représentant le crime de Judith. Le premier Judith et la servante Abra de Mantegna (vers 1475 aujourd'hui à la National Gallery de Washington). Les deux femmes sortent de la tente juste après la décapitation du chef de guerre. Le corps, le cou et les vêtements sont ingresques avant l'heure. Et notez le raccourci extraordinaire du pied du héros, métonymie du corps tout entier. Mantegna fait preuve d'une grande pudeur pour décrire cette scène violente : le spectateur se voit épargner la vision de la tête décapitée. Judith à l'air complètement ailleurs, elle détourne le regard mais sans faire preuve d'aucun sentiment ni de triomphe ni d'horreur. Elle a l'air fatiguée. Vous pouvez vous livrez à un travail de comparaison de la même scène reprise par Mantegna avec des variations dans la composition mais surtout dans la manière puisqu'il a réalisé deux autres tableaux traités en faux reliefs. Il y montre l'habileté du peintre et celle du sculpteur. http://mini-site.louvre.fr/mantegna/acc/xmlfr/index.html
A l'exact opposé se situent les tableaux d'Artemisia Gentileschi. Je connais d'elle 4 tableaux sur ce même thème empreints d'une violence visuelle extrême. Cas rare pour le 17e siècle et qui éloigne complètement le traitement proposée par la peintre de celui du compositeur vénitien.
Dans le premier, le plus violent, Artemisia Gentileschi suit la leçon du Caravage dans la manière dont elle éclaire la scène, comme pour en souligner encore plus la violence et l'horreur nue. Elle a choisi le moment où Holophernes rend l'âme. Regardez bien son visage : on y lit la fin de la lutte, la résistance qui disparait. Par contre les deux femmes sont en pleine tension. On sent sur le visage de Judith et dans les muscles de ses bras l'effort qu'elle doit fournir pour décapiter Holophernes. Quant à Abra on sent qu'elle pèse de tout son poids sur le chef de guerre pour le maintenir sur le lit. Comme un critique italien l'a relevé, Judith semble essayer de ne pas se tâcher avec le sang qui gicle du cou de sa victime. Ce tableau a une variante : Judith y porte une robe bleu et non jaune, le cadrage de la scène est plus serré : on ne devine aucun élèment de décor et le jet de sang a disparu.
Les deux autres tableaux font suite à la décapitation. Abra emballe la tête d'Holophernes dans un sac. Tout l'art de ce deuxième opus réside dans le jeu de contraposto et de chiaroscuro. Le dernier enfin, représente Judith et sa servante s'en allant après la besogne accomplie. Judith a le glaive sur l'épaule, Abra porte le panier contenant la tête d'Holophernes. Si ce n'étaient le glaive et la tête, on dirait deux femmes rentrant des champs avec le fruit de leur travail. Elles se retournent, peut-être à cause du cri d'alarme poussé à la découverte du cadavre. C'est pour Artemisia Gentileschi l'occasion de faire montre de son art de rendre les textures, les matières. On y découvre 3 profils bien différents : celui de Judith en pleine lumière, celui d'Abra dans l'ombre et celui d'Holophernes gris-vert dans le panier.
Le Metropolitan Museum de New York avait consacré une très belle et intéressante expsoition à la famille Gentileschi (Orazio, le père et Artemisia, la fille) en 2002 : Orazio and Artemisia Gentileschi : Father and Daughter Painters in Baroque Italy.
Judith est une figue complexe mêlant eros et thanatos qui peut être vue comme une image de l'Eglise chrétienne à un moment de son histoire.
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