mercredi 8 octobre 2008

24 heures de raga à la Cité de la musique

En souvenir de cette nuit fantastique, voilà les notes du programme :

Pendant vingt-quatre heures, l’art du raga est à l’honneur sous différentes formes chantées, instrumentales et chorégraphiques, de la tradition hindoustanie à la tradition carnatique, de la musique savante à la musique populaire. Présenter le raga dans sa vraie perspective temporelle, à travers un cycle complet d’une journée et d’une nuit, est une manière de restituer cette perception réelle du sentiment modal et son inscription dans le temps.
Le poète René Daumal, l’un des grands connaisseurs de cette musique, était présent aux premiers concerts indiens donnés au musée Guimet dans les années trente. D’emblée, il mettra en exergue dans ses écrits le bouleversement que provoque chez l’auditeur occidental l’écoute du raga et de la musique modale, une écoute et une approche qui remettaient alors en question tous les critères d’écoute: «Or, toute musique se meut dans la durée, mesure la durée; comme la durée, elle est succession irréversible. La musique est donc, quelle qu’elle soit, le temps concrétisé, elle est du temps audible. Il est donc à prévoir que l’homme de l’Ouest et l’homme de l’Est se serviront de cet art pour combattre le vieil ennemi, chacun à sa manière. Et, de fait, la musique orientale ennuie tout individu purement occidental! Le grand Ennemi de l’homme, contre qui il engage dès sa naissance une lutte à mort, c’est le Temps. La conscience du temps pur, vide de contenu, est intolérable. Essayez seulement, pendant une minute, de foire attention au temps qui passe, et à nulle autre chose; si vous réussissez, vous êtes hors de couse. L’homme d’Occident cherche par tous les moyens à tuer le temps sous les mille façons de dormir, c’est-à-dire en se tuant soi-même. » (Sur la musique hindoue, in Sha rata, éditions Gallimard, d’après un article publié dans la N.R.F. en 1931)
Le raga, dans sa conception védique (dérivant de la racine sanscrite ranj qui signifie «ce qui affecte ou ce qui colore l’esprit et qui procure du plaisir »), ainsi que dans l’esprit des anciens, était l’incarnation d’un temps cosmique et divin qui définissait les lois de la nature, les saisons, les heures de la journée. Dans chaque note arrachée au silence, il y avait cette résonance de l’univers. La musique est née de Shiva lui-même; elle constitue un miroir de la nature et de la vie sous toutes ses formes — paisible, passionnée et sombre.
Le pouvoir modal du rago, à travers un chapelet de notes, pouvait même modifier l’ordre du monde, faire apparaître le feu comme autrefois le fit le légendaire raga Dipak interprété, alors, par le grand musicien Tansen, à la cour de l’empereur Akbar. II est sans doute aujourd’hui difficile de concevoir que l’équilibre du monde pourrait être menacé par l’exécution d’un raga dont les règles temporelles n’auraient pas été respectées, pourtant le temps n’est pas encore lointain où, dans les années cinquante, les musiciens indiens refusaient de se faire enregistrer de peur que l’univers soit bousculé par la diffusion d’enregistrements hors de leur contexte temporel.
Si l’écoute du raga nous confronte encore aujourd’hui à la notion de sacré et de profane, il sera surtout pour nous l’occasion de braver le défilement du temps et de s’immerger dans un monde émotionnel où il faut accepter et renoncer précisément à la durée formatée d’un concert pour se laisser emporter par un temps capable de nous perdre dans les entrelacs et les subtilités rythmiques et mélodiques du raga.

Alain Weber



Vingt-quatre heures autour du raga

Pendant un concert de musique indienne, on l’aura remarqué, il est fréquent que le chanteur ou l’instrumentiste soliste annonce la pièce à venir. On entend généralement prononcer deux noms, raga et tala — par exemple raga Yaman et talaTintal —,des termes qu’il est possible de garder en mémoire et, sauf connaissance musicale plus pointue, tout le monde s’en tient là, en laissant la musique faire le reste. Pourtant, il n’est pas inutile de savoir deux ou trois choses sur cet univers musical si éloigné du nôtre. Un peu de connaissance ne nuit pas à l’écoute, au contraire.
Ainsi, en préambule, on pourrait installer comme toile de fond deux données importantes. Tout d’abord, le système musical indien s’est tourné vers la mélodie, alors que l’Occident s’en est détourné depuis plusieurs siècles au profit de l’harmonie et de la polyphonie. Ensuite, alors que la gamme tempérée occidentale utilise une division de l’octave en douze intervalles égaux (demi tons), en Inde, la gamme en révèle vingt-deux inégaux aux oreilles exercées, les fameux micro- tons (shruti), qui ne sont pas des quarts de ton, contrairement à ce qui est parfois affirmé.
Reste à expliquer le quasi inexplicable pour un mélomane occidental, les notions de raga et de tala, écrits et prononcés également rag et tal. « Ce qui colore l’esprit est un raga », dit un dicton sanscrit. L’image est belle, mais ne dévoile rien de ce concept fondamental, ce facteur d’unité de la musique indienne, qu’elle soit classique du Nord (hindoustanie) ou du Sud (carnatique), instrumentale, vocale ou d’accompagnement de la danse, voire, dans une bien moindre mesure, populaire. Certains assimilent le raga à un mode musical. Ce n’est pas faux mais simplement un peu réducteur. Ravi Shankar, pour sa part, commence par dire ce que le raga n’est pas. Selon le maître du sitar, il ne doit pas être confondu avec un mode, une gamme ou une échelle, une tonalité, une mélodie ou une composition, même si des rapports existent entre tous ces éléments. La preuve en est que, sur la base d’un même mode, on peut produire, développer plusieurs ragas différents.
Plus précisément, on pourrait dire que le raga s’apparente à la fois à une structure modale qui définit des liens particuliers entre les notes, une hiérarchie — par exemple avec deux pivots principaux (vadi et samvadi) —,et à une forme musicale avec un déroulement de parties qui s’enchaînent dans un ordre précis, les mouvements progressant du lent au très rapide, le plus souvent. C’est encore Ravi Shankar qui, peaufinant ses explications au long des années et des tournées internationales, a fini par donner du concept la meilleure synthèse possible. « Un raga, explique-t-il, est une forme mélodique, scientifique, précise, subtile et esthétique, qui possède ses propres mouvements ascendants et descendants, constitués de sept notes d’une octave ou d’une série de six ou cinq notes. » Avant d’ajouter que « c’est la différence dans l’ordre des notes, l’omission d’une d’entre elles, l’accent sur une autre particulière, le glissando de l’une à l’autre, ainsi que l’usage de micro-tons ou d’autres subtilités qui feront la différence entre un raga et un autre. » C’est dire qu’avec les combinaisons possibles, leur nombre est théoriquement infini, mais a été ramené par la pratique d’usage à quelques centaines— chaque raga, comme toute création artistique indienne, étant attaché plus particulièrement à l’un des neuf sentiments (rasa), à un moment de la journée, voire à une période de l’année.

La complexité de l’autre pôle de la musique indienne, dans le domaine du rythme, le tala ou cycle rythmique, est telle que l’on se contentera ici de mentionner quelques éléments importants : les diverses divisions possibles du temps dans un même cycle (par exemple 5+5+4 et 2+4+4+4), l’accent mis sur le premier temps du cycle (sam), la palette des cycles (de trois à cent huit temps), la différence entre les notions de tempo et de cycle.
Le programme de ces vingt-quatre heures de musique donnera-t-il un éventail assez complet de ce que l’on peut entendre ou voir aujourd’hui en Inde? Non évidemment, mais ce voyage du nord au sud, d’un style à l’autre, permettra de se faire une petite idée de cette diversité. Le domaine vocal y est particulièrement bien illustré. La chanteuse Sudha Ragunathan, une des grandes révélations de ces dernières années depuis Vasanthakumari, Subbulakshmi et Pattamal, donne sa vision carnatique du raga. Dans un dispositif classique (violon, mridangam, morsing, tanpura), le déroulement suit la tradition avec sa partie centrale des kritis, formes très élaborées, dues essentiellement aux compositeurs de la «Trinité » (Tyagaraja, Muttuswami Dikshitar, Syama Sastry) et comprenant d’ordinaire un thème ou refrain (pallavi), un développement (anupallavi) et une conclusion (caranan).
Le chant hindoustani est présent avec deux styles qui n’ont pas les mêmes ragas préférés. Les frères Gundecha, formés à l’école des Dagar (Dagarvani), défendent le dhrupad, la forme la plus ancienne et la plus pure, d’une sublime austérité introduite par un très long et lent prélude (alap) chanté sans accompagnement de percussion, le tambour horizontal à deux faces du Nord (pakhawaj) se faisant entendre seulement à partir de la composition (gat). La partie prélude se retrouve d’ailleurs dans le style khyal, « enfanté» au XVII, siècle par le dhrupad après sa rencontre avec les musiques arabe et persane. Le khyal et le thumri, autre style essentiel moins brillant mais plus lyrique, sont portés par la voix de Kaushiki Desikan, la fille particulièrement douée de l’immense chanteur hindoustani Pandit Ajoy Chakrabarty.
Autres styles, les chants venus du Rajasthan, entre savant et populaire, qui permettent de mettre en valeur la grande tradition manghaniyar, représentée par le chanteur Anwar Khan, accompagné par des instruments spécifiques comme les plaquettes de bois (kartal), la percussion dholak, la vièle kamanchiya et la flûte satara.
Prêtons également une oreille attentive aux chants qui entraînent les danseuses : Ajoy Rathore et Aditi Jain, pour le style kathak de Jaipur, Neena Prasad pour illustrer le mohiniattam du Kerala.
Enfin, derniers états du raga de cette nuit indienne, ceux que font se dessiner dans les plis du jour et de la nuit les instruments du Nord, comme le sarod de Amjad Ah Khan ou la flûte carnatique de Shashank. Quant aux musiques populaires des temples du Sud, jouées au hautbois (nagaswaran) et à la percussion (thavil), elles sont un bon exemple a contrario de ce que peut être le raga lorsqu’il a pratiquement disparu.

Jean-Louis Mingalon

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