dimanche 18 décembre 2011

Lucien Jerphagnon, Julien dit l'Apostat

Je voudrais profiter du compte-rendu de lecture de cet ouvrage pour rendre hommage à l'un de mes maîtres. Bien sûr, il y a les maîtres que nous avons vu enseigner, en chair en os devant nous, au gré de telle ou telle préparation à un examen ou un concours : Didier Franck, Jean-Louis Chrétien, Francis Wolf et puis il y a ceux dont seule la lecture nous délivre leur enseignement sans pour autant qu'elle masque la personne. Tel fut, pour moi, Lucien Jerphagnon, disparu en septembre 2011. 
Mon premier contact avec ses écrits se fit lors de la préparation d'un voyage scolaire à Rome. Pour réviser l'histoire romaine et pouvoir l'expliquer au milieu des ruines à mes élèves, j'avais trouvé son Histoire de la Rome antique, les armes et les mots (Hachette). Je découvris alors un érudit loin de toute pédanterie mais capable au contraire à la fois d'humour et de formules condensant toute une évolution historique. L'histoire romaine n'est plus sous sa plume une longue chronique mais une véritable aventure humaine. Charme supplémentaire, non négligeable pour moi, il accordait dans ses analyses une place importante à l'influence des philosophes sur les empereurs romains.
Lors de l'été 2008, je consacrais de nombreuses lectures à une période, ou plutôt à un mutation culturelle, qui m'intéresse toujours beaucoup : la christianisation de l'empire romain, c'est-à-dire la christianisation du monde tout court. Cette recherche essayait de trouver des éléments de réponse à une question importante pour l'histoire de la philosophie : comment expliquer que le christianisme se soit défini et ait été identifié comme la vraie philosophie? Paul essayant de prêcher à Athènes aux philosophes n'avait-il pas pourtant reçu comme réponse : "nous t'entendrons là-dessus un autre jour" (Actes des apôtres 17.32)? Des éléments de réponse se trouvent dans La toge et la mitre de Peter Brown et Les divins Césars, Idéologie et pouvoir dans la Rome antique de Jerphagnon. Deux ouvrages radicalement différents dans leurs structures et leurs styles. 
Le premier, chronologico-thématique, est original, difficile et très anglo-saxon. Il s'agit d'une synthèse donc pas du tout un ouvrage d'initiation : il demande de connaître déjà les grandes étapes de la période étudiée, ainsi que les structures et les forces qui y sont en jeu. D'autant plus que le découpage géographique et chronologique est particulier bien que cohérent. Il comporte des illustrations mais de piètre qualité, cependant il est doté d'une utile chronologie.
Le second, de Jerphagnon donc, est aussi chronologique et analyse les rapports du pouvoir politique au sacré dans la Rome impériale, et le rôle que la philosophie a pu y jouer. Il est intéressant de voir que les césars sont devenus divins en s'inspirant d'une conception de philosophie politique et la philosophie a confirmé cette divinisation. Cette alliance est doublement utile : le politique y trouve une forme de légitimation (toujours nécessaire) et la religion y trouve un instrument de pouvoir (la foi ne suffit pas toujours).  L'auteur décrit chaque empereur et ce qu'il a apporté, en bien comme en mal, puis il décrit quel rôle jouaient les philosophes et la philosophie politique dans les pratiques politiques. Jerphagnon montre également que le christianisme s'est inséré dans cette alliance du pouvoir politique et du divin. Il y aurait une très intéressante recherche à faire sur les formes de divinisation du politique de l'antiquité à nos jours.
On comprend donc que Jerphagnon se soit intéressé à une figure aussi originale que Julien dit l'Apostat. Le titre indique d'emblée une approche historique, c'est-à-dire critique : il faut pour dire quoique ce soit de fondé sur Julien se débarrasser du personnage ingrat et cruel qu'en a fait une histoire apologétique chrétienne. Avant d'être Julien l'Apostat, il fut Flavius Claudius Julianus, né en 331 et mort en 363. Apostat pour les uns, il fut aussi Julien le Philosophe pour les autres, dernier empereur polythéiste, païen donc aux yeux des chrétiens. Élevé dans la foi chrétienne (arienne), il s'en détourna et cacha longtemps son retour aux dieux anciens, jusqu'à ce que ce rat de bibliothèque, nourri aux philosophes grecs, en vienne par son intelligence et son application à être proclamé empereur par ses troupes gauloises. Il put alors restaurer les anciens cultes. 
Le livre de Jerphagnon est un texte dont la nature doit poser problème aux historiens de profession mais qui fait pourtant les délices de l'honnête homme car tout de ce qui est dit est historiquement avéré mais la forme est celle d'un roman. Le prologue narre les derniers instants de Julien et tout l'intérêt de la lecture consiste à comprendre comment il en est arrivé à mourir lors d'une campagne contre les Perses. Je me souviens d'en avoir avalé des livres d'histoire en khâgne, plus ennuyeux les uns que les autres, enchainant les tableaux statistiques, les courbes, les relevés! Je sais bien que c'est l'histoire telle qu'elle se fait mais quel ennui! Il n'est pas impossible de capter l'attention de son lecteur, est-ce illégitime? : telle est la question! En faisant sienne l'ancienne ambition de docere, placere, movere, Jerphagnon offrait à son lecteur l'occasion de comprendre et de retenir les faits évoqués. Il me semble renouer avec le Sade de l'Histoire secrète d'Isabelle de Bavière, texte peu connu du divin Marquis et dont la préface est pourtant très intéressante concernant la question du travail de l'historien. 

On sent dans le récit de Jerphagnon à quel point il connait par des sources directes la personne de Julien. Il éprouve clairement de l'affection pour lui, sans pour autant faire preuve de complaisance à son égard. Seule une longue fréquentation des textes, permet à l’érudition de s'épurer ainsi pour gagner en clarté. On voit alors que le nom de Philosophe ne convient à Julien qu'au sens de ce que la philosophie était devenue au 4e siècle de notre ère : une pensée empreinte de mysticisme. 
Par leur souci de détruire la doctrine païenne, les auteurs chrétiens ont très souvent citer les auteurs qu'ils critiquaient, ainsi même si les texte de Julien (tout comme ceux de Celse), ont été détruits, il a été possible de les reconstituer. On lira avec intérêt et profit le Contre les Galiléens de Julien dans lequel il se livre à une analyse rationnelle des dogmes de la foi chrétienne en en montrant l'irrationalité ou l'infériorité comparés à la conception "philosophique" de la divinité. Les éditions Mille et une nuits proposent une traduction ancienne mais revue. On la trouve aussi sur l'excellent site remacle.org. Pour se faire une idée des arguments opposés au christianisme, l’opuscule de Celse est intéressant. On le trouve encore en occasion aux éditions Jean-Jacques Pauvert.
Je ne peux terminer ce compte-rendu de lecture sans indiquer la réédition de L'histoire de la pensée de Jerphagnon chez Hachette, avec le sous-titre idiot "d'Homère à Jeanne d'Arc". Initialement publié chez Tallandier, l'ouvrage fut réédité au Livre de Poche, comme le premier de trois tomes. Sous-titré Philosophies et philosophes, le premier tome porte sur l'Antiquité et le Moyen Âge. Il est dû à Jerphagnon. Les deux autres tomes (Renaissance et siècle des Lumières ; Temps modernes) sont de la plume de Jean-Louis Dumas. Pour ceux qui veulent compléter leur culture générale (par exemple dans le cadre d'un concours) mais aussi pour ceux qui, comme moi, ont besoin parfois de réorganiser leurs connaissances pour leur donner une cohérence, cette lecture est indispensable. L'érudition est indiscutable mais surtout, Jerphagnon essaie de montrer les ruptures et les continuités dans l'histoire des idées. On évite ainsi la lecture de fiches ("présocratiques", Platon, Aristote, cynisme, stoïcisme, épicurisme etc.) qui laissent l'impression que tout cela se suit sans relation aucune. Comme à son habitude, l'auteur maîtrise suffisamment son sujet pour se permettre de faire de l'humour : un bonheur supplémentaire et rare dans un ouvrage sur cette question.
 
Une épigramme comme dernier hommage :

Ma mort n’est pas complète
Car je vis dans vos têtes.

Boèce, Consolation de Philosophie

En tant qu'enseignant de philosophie voilà un texte touchant et difficile! Touchant, car il témoigne de l'importance que la philosophie a pu jouer dans la vie des hommes de l'antiquité tardive. Voilà en effet un homme qui, victime innocente des exactions d'un tyran, est torturé, condamné à mort et rédige dans la prison un texte qui a pour but de le consoler. Ou plutôt, c'est la Philosophie elle-même qui lui apparait et avec laquelle il va échanger, parfois sous la forme d'un dialogue maïeutique. Qu'un homme, abandonné de tous, voué à une mort imminente, ait comme réflexe de plonger dans les souvenirs de ses lectures pour y trouver une consolation, un apaisement me touche beaucoup. Jean-Yves Tilliette, qui rédige une excellente introduction à la Consolation (éditions Livre de Poche) écrit : "Il ne reste au condamné, destitué désormais de tout secours humain, mais aussi sans doute de celui de ses livres, qu'à faire appel à une mémoire culturelle pluriséculaire pour affronter une situation existentielle insupportable, essayer de lui donner forme et d'en rendre raison." 
En ferais-je de même? Je n'ai jamais été confronté à de telles revers, mais il est vrai que les deuils que j'ai vécu ont trouvé dans les méditations stoïcienne une forme de réconfort. Dans ma vie quotidienne aussi, j'ai de plus en plus le réflexe de me tenir un discours qui m'aide à mieux vivre des situations pénibles ou stressantes. On parle des mantras bouddhistes mais certaines maximes philosophiques peuvent assurer la même fonction.
Ce texte témoigne bien que la philosophie comme toute autre discipline littéraire, n'est pas étrangère à la vie et ne relève pas seulement d'une vaine spéculation intellectuelle, d'un loisir studieux : elle participe à la construction autonome de l'individu. Par elle, il se forme. Elle l'informe, non pas au sens moderne de prendre connaissance d'un fait plus ou moins important. Elle construit dans la pensée de celui qui s'y exerce (car il y a bien ici un effort en jeu) une structure stable, des réflexes mentaux, une forme qui demeure, qui résiste aux aléas de la Fortune.
La Philosophie, à gauche, coiffée d'un double hennin compliqué, donne la leçon à Boèce dans une position accablée ou méditative, pendant que Fortune, échevelée, fait tourner sa roue.
 
Allégorie de la philosophie, Vitrail de la cathédrale de Laon.
Certes, nous avons à faire dans ce texte à une philosophie qui n'a plus la pureté rationnelle de ses origines car elle est mise au service de la théologie chrétienne mais le Dieu auquel Boèce applique ses concepts philosophiques est loin de ce que 15 siècles de catholicisme en ont fait. C'est un Dieu qui me semble plus proche de celui de Plotin que de celui d'un pape moderne. La relation de la tradition chrétienne avec ce texte est loin d'être simple et uniforme. Monsieur Tilliette le montre avec beaucoup de clarté et de précision en posant la question de savoir si Boèce est un philosophe ou un martyr? Pourquoi ne serait-il pas philosophe? La question de l'originalité de sa pensée est en effet problématique : il reprend beaucoup à ses illustres prédécesseurs : Platon, Aristote mais relus au prisme de la nouvelle Académie et du néoplatonisme. De même, sa réflexion n'est pas étrangère aux questions des stoïciens. Pour les historiens de la philosophie, ce texte est un casse-tête : quelles sont les sources de Boèce? Les restitue-t-il fidèlement ou bien les interprète-t-il en fonction de sa propre réflexion ou au travers du filtre de certaines écoles philosophiques qui en ont modifié le message?
Est-il un martyr? Si oui de quelle foi? La foi chrétienne? Encore une fois, son Dieu semble plus platonicienne que chrétien (même si, la pensée chrétienne s'est inspirée de l'efficacité du réflexe romain d'assimilation, et qu'elle a vu dans Platon comme dans la Thora, une formulation inconsciente du Dieu qu'elle adore). N'est-ce pas plutôt en la Philosophie qu'il manifeste une foi inébranlable? N'est-elle pas celle qui fait taire ses inquiétudes et qu'il l'invite à entrer sans peur dans l'indicible?
D'un point de vue d'histoire de l'art, l'allégorie de la philosophie se trouve sur de nombreux édifices religieux dans la mesure où elle faisait partie dans certaines traditions du trivium. On trouve sur ce site, de bonnes illustrations accompagnées de légendes instructives.De plus, le livre de Boèce eut un immense succès tout au long du Moyen Age (et même jusqu'au 15e siècle) et, de littéraire, l'image de la philosophie visitant le philosophe condamné devint picturale. En voici quelques exemples :
 
 
















Quant aux étudiant en philosophie, ils ne peuvent s'engager dans la lecture de ce texte sans une bonne connaissance de la philosophie antique, au risque, sinon, de confondre des doctrines distinctes qui font l'objet ici d'une forme de syncrétisme. Pour les élèves de Terminale, quelques passages limités développent d'intéressantes analyses sur le bonheur, qui est ici distingué du plaisir. Nous n'avons pas à faire ici à un eudémonisme hédoniste! On se rapportera plus précisément aux chapitres 2 et 3 du Troisième livre pour la définition du bonheur. Les chapitres 7 et 8 de ce même livre, écartent les faux biens qui ne peuvent prétendre au rang de souverain bien.
Enfin, le premier chapitre du Cinquième et dernier livre, aborde le problème très ardu de la liberté, c'est-à-dire de la contingence, dans un monde où règne une nécessité proche chez Boèce de celle des stoïciens. Un texte difficile aussi donc.
On privilégiera l'édition bilingue du Livre de Poche qui propos une belle traduction et une introduction très utile.

samedi 10 décembre 2011

Verdi, MacBeth, Opéra de Paris

Me voilà partiellement réconcilié avec Verdi, suite à la retransmission sur France 3 de la production de l'opéra de Paris de 2004, filmée en 2009. Du moins, cet opéra me semble bien mieux ficelé que La force du destin. Sans réussir à susciter chez moi des émotions (comme ce fut le cas récemment à l'Opéra Comique pour Amadis des Gaules de J.-C. Bach), cette œuvre dans son évolution dramatique et dans ses personnages me semble claire, cohérente, efficace. Le propos de Verdi était ici servi par l'orchestre de l'Opéra de Paris que l'on sait très investi et aguerri dans ce répertoire, mais qui sonne parfois un peu fort. Il était dirigé (est-ce bien le mot?) par Teodor Currentzis, sorte de Liszt, chevelu et agité, courbé sur sa partition, regardant à peine les musiciens. C'est à se demander comment ils peuvent comprendre ses directives ? La mise en scène était due à Dimitri Tcherniakov, qui propose une authentique lecture de l’œuvre. On sent chez lui l'homme de théâtre, même s'il met en œuvre des moyens techniques modernes, comme la géolocalisation vidéo-projetée. La théâtralité de la mise en scène est d'emblée exprimée par une scène sans musique, sans parole : un soldat (Macbeth) arrive sur une place de village, bordée des trois côtés de maisons (l'un des deux lieux de l'action) et est accueilli chaleureusement par des civils. Cette évocation rappelle que Macbeth a gagné son pouvoir par les armes, qu'il n'est pas que faiblesse, indécision et remords. De plus elle met en jeu immédiatement un personnage central de l’œuvre : le chœur. Puis on entend la belle ouverture de l'opéra pendant que défilent (sur une toile entre scène et salle) des images satellite d'une campagne méridionale plus française qu'italienne. Cette géolocalisation sera constamment utilisée dans la suite de l’œuvre pour faire le lien entre les scènes se passant à l'intérieur de la résidence des Macbeth et la place du village.
L'opéra s'ouvre par une scène de chœur sur la scène du village vue en prélude. Le contraste entre le texte et l'apparence de ce chœur est marquant car il s'agit d'un sabbat de sorciers et de sortilèges, et pourtant leurs costumes sont très ordinaires. Tout au long de l'opéra, le parti pris de la modernité des costumes du chœur accroit le poids et le mystère de leurs malédictions. Faut-il y voir une lecture politique de l’œuvre ? C'est possible mais il me semble que ce contraste est aussi et surtout scénique, visuel et renforce l'étrangeté et la force du texte. Les décors (place du villages aux maisons éclairées de l'intérieur au néon, salle à manger des Macbeth, ciels en mouvement), ainsi que les lumières vont dans le même sens.
Tcherniakov est bien un homme de théâtre et il introduit à plusieurs moments dans l'opéra des scènettes qui assurent la continuité dramatique de l'action ou lui donne de la profondeur. C'est le cas à la fin du premier acte lors d'une scène sans parole de réception du roi chez Macbeth, sur un air de marche. C'est aussi le cas juste avant l'annonce du meurtre du roi : la scène est occupée par des personnages silencieux mais aux physiques et aux attitudes expressifs et intéressants. Cette scène sera d'ailleurs suivie d'un bel ensemble vocal de déploration. Le coup de génie, qui est aussi un coup de folie théâtrale est la destruction à coups de marteau du décor de la résidence Macbeth dans la scène finale.

La géolocalisation nous fait passer doucement et subtilement de la place du village à la demeure de Macbeth. Le spectateur, sorte de voyeur, y pénètre par une fenêtre de l'étage, délimitée sur scène par un énorme cadre, ouvrant sur un intérieur sobre. C'est dans cet intérieur que nous découvrons la terrible Lady Macbeth. Elle lance son appel aux forces des ténèbres et c'est là que se révèle pour moi l'une des faiblesse de cet opéra. Verdi se révèle incapable de faire de cet appel démoniaque autre chose qu'un beau moment de chant. Comme si le bel canto était incapable de moduler son rythme à ce qui est chanté ! On n'entend rien là qui soit effrayant. Lully et Gluck proposent dans leurs Armide respectives des propositions autrement convaincantes ! Seul le traitement du chœur, accompagné parfois de cuivres et de percussion, parvient à susciter la terreur.

Violetta Urmana était en bien meilleure forme ce soir là que lors de sa catastrophique interprétation de Donna Leonora dans La force du destin. Elle campe une Lady Macbeth tout aussi déterminée que sombrant finalement dans la folie. Elle est particulièrement convaincante au début de l'acte 2 quand elle prend sa décision meurtrière. Est-elle bien dirigée ou joue-t-elle bien ? Quoi qu'il en soit, elle s'en sort très bien, par exemple dans la difficile scène de réception où Tcherniakov lui fait faire des tours de magie, de même bien sûr dans sa scène de folie.
Je suis beaucoup moins enthousiaste pour Dimitri Tiliakos dont je trouve l'articulation italienne défaillante et l'émission un peu faible dans le bas de son registre. De plus, il n'est pas très bon acteur : il ne suffit pas d'écarquiller les yeux pour rendre la folie.
Le rôle de Banquo est par contre bien tenu et sa mort est l'occasion d'une belle scène.

La captation vidéo d'Andy Sommer est catastrophique ! Il se révèle incapable de restituer le plateau, ou même tout simplement de permettre au spectateur de suivre de façon cohérente l'action (brusques changements de plans sans transition). Comme trop de réalisateurs de vidéo d'opéra, il a la fâcheuse tendance à privilégier le visage des chanteurs, comme s'il était le seul lieu de l'expression de leurs émotions, comme si le seul intérêt de la vidéo consistait à rapprocher le spectateur de la scène ! Un chanteur en plein effort n'est pas toujours très agréable à regarder de près. De même zoomer sur la main ou le poing tendu d'un chanteur n'apporte rien : l'organe seul ne suffit pas à assurer une fonction déictique claire. On touche à l'idiotie quand la caméra montre le siège vide lors de la vision de Macbeth et qu'elle semble elle-même animée d'un mouvement incohérent, désordonné, brouillon. De même la caméra rend impossible la compréhension des déplacements de la foule des esprits au début de l'acte 3 car elle s'attarde sur les visages individuels au lieu de montrer la masse en mouvement. Quel contre-sens que de filmer les individus d'un chœur ! Surtout quand c'est à hauteur d'homme : on ne voit qu'une superposition de visages, sans profondeur. Le paroxysme de l'absurdité de la caméra est atteint dans le scène finale de la destruction de la maison de Macbeth : elle montre chaque coup et chaque trou au lieu de montrer l'ensemble en train de s'effondrer. C'est tout simplement illisible et laid. Encore une fois : mieux vaut aller à l'opéra !

jeudi 8 décembre 2011

Verdi, La force du destin, Opéra Bastille

Inutile d'ajouter ma voix au concert des critiques qui pleuvent dans tous les médias (à l'exception de la Tribune dont le chroniqueur soit n'a pas assisté à la représentation, soit est tout simplement sourd) sur cette nouvelle production de l'Opéra de Paris. La plus grave des critiques étant l'indigence de la voix de tous les chanteurs sur scène. J'étais au 3e rang du parterre et il m'était pourtant difficile parfois d'entendre Marcelo Alvarez au dessus de l'orchestre! Quant à Madame Urmana, on l'annonce, dès le début de la représentation, souffrante mais néanmoins chantant!? N'aurait-il pas mieux valu accorder sa chance à la doublure? Les interprètes sont à ce point peu en forme qu'il leur arrive tout simplement de crier au lieu de chanter et dans le très périlleux duo masculin du dernier acte, Monsieur Alvarez s'éclaircit le gosier en buvant à sa gourde!!! Vocalement, ce que j'ai entendu ce soir là est indigne d'une scène nationale! Les critiques des spectateurs pendant les entractes étaient assassines, tout particulièrement concernant la Preziosilla de Nadia Krasteva, vocalement peu convaincante et au jeu un peu vulgaire. Même le moins mélomane des spectateurs ce soir là a dû percevoir que ce qu'il entendait (s'il l'entendait...) était bien léger....
Le seul aspect intéressant de cette production est surement la mise en scène, même si certains l'ont critiquée également. Je trouve pourtant qu'elle relève une véritable gageure vu la diversité des lieux de l'action. Jean-Claude Auvray n'a recours qu'à des toiles peintes qui montent ou descendent des cintres et servent à isoler une action, souligner une émotion développée par le chant. Ce choix me semble judicieux dans la mesure où par ailleurs, il a opté pour des costumes historiques inscrits dans l'époque de composition de l'opéra. Le contraste entre les deux ne fait que souligner la situation des personnages en évitant une approche cinématographique et un décor pléthorique inspiré du film de cap et d'épée (tentation certaine pour cet opéra).
Il va sans dire qu'encore une fois, l'orchestre de l'Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan est tout simplement exceptionnel, ne faisant que souligner la pauvreté du chant...
Ce que je voudrais souligner en dehors de ces remarques (qui m'ont conduit finalement à quelques critiques), c'est à quel point cet opéra est mal fichu. C'est Verdi que j'attaque! Le titre de l'opéra ne nous indique rien quant à l'action qui va se dérouler et il conviendrait aussi bien à Rigoletto ou au Bal masqué. Nous pourrions nous attendre à voir, à ressentir l'inexorabilité du destin qui s'accomplit quelles que soient la volonté et la vitesse avec lesquelles les personnages essaient de le fuir. Or, à l'écoute au casque de la version de Riccardo Muti, comme lors de la représentation à Bastille, je n'ai rien éprouvé. C'est un opéra qui me laisse totalement froid. Pourtant je ne suis pas insensible à la musique de Verdi (voir mon billet sur Rigoletto), mais là rien. Que cet opéra ait rencontré un grand succès lors de sa création pour des raisons politiques et historiques, je peux le comprendre. Au travers de ce prisme, habité par de légitimes revendications d'indépendance, l'opéra est clairement engagé. Cependant, il s'agit de raisons extra-musicales. Je reconnais n'être pas très au fait du style verdien, même si j'ai déjà écouté et vu un certain nombre de ses opéras (je vais d'ailleurs parce que je n'aime pas lire quelques ouvrages, écouter d'autres œuvres comme le Macbeth de Bastille diffusé sur France 3). Pour revenir sur La forza del destino, ce qui empêche toute émotion de se déployer, tout attachement aux personnages et à leur devenir, est la constante intervention du chœur (soldats, pauvres, religieux) et la multiplication d'actions extérieures au drame du trio principal. Le plus mal venu et le plus insupportable étant le rataplan (Acte 3, scène 14)
Cet opéra m'apparait comme une sorte de patchwork d'éléments hétéroclites, à peine esquissés : une histoire d'amour qui n'a jamais vraiment eu lieu, une faute qui n'a jamais été commise, une fuite qui ne mène à rien, des scènes de guerre et de duel, des élans religieux etc. Quelle est l'unité de tout cela? La musique aurait pu l'être. Il ne me semble pas que ce soit le cas.
Enfin, a-t-on vraiment analysé le personnage de Leonora? Loin de moi l'idée d'engager une lecture féministe mais du point de vue dramatique, Leonora est, une fois de plus chez Verdi (comme chez Wagner par ailleurs), le bouc émissaire des hommes (quoique chez Wagner la femme se sacrifie, tandis qu'ici elle est assassinée). Elle est en effet maudite par son père car elle voulait s'enfuir avec un homme dont le rang social semblait indigne (on apprendra qu'en fait c'est un fils de roi). Perdant son amant dans la fuite, elle est alors pourchassée des années durant par son frère qui veut venger la mort (accidentelle) de son père et l'affront d'une sœur désobéissante. Le seul refuge qu'elle envisage est alors la foi. Et ce n'est pas au sein d'un cloître confortable mais dans un véritable ermitage : seule au désert avec sa faute. Mais quelle faute? Celle d'avoir voulu aimer? J'en viens à me demander pourquoi fait-elle preuve d'autant de masochisme? Le pire étant que Verdi ne met aucune distance critique dans ce sacrifice. Le seul lieu possible de l'union des amants est au paradis... Piètre consolation!
Même ceux qui ne connaissent pas cet opéra en connaissent la symphonie d'ouverture (jouée à Bastille comme prélude à l'acte 1) et c'est peut-être en effet tout ce qu'il y a à retenir de cette œuvre...

samedi 3 décembre 2011

Handel, Rodelinda, Metroplitan Opera

La révolution baroque ne semble pas avoir encore gagné les Etats-Unis! 
Après un premier coup d'essai à l'occasion de la retransmission de Siegfried, j'ai pris des billets pour d'autres projections à la Géode du Metroploitan Opera de New-York. Ce samedi, c'était donc Rodelinda de Handel. J'aurais dû un peu réfléchir avant de m'engager... ce n'est pas faute pourtant de connaître ce hangar qu'est le Met ! En plus il s'agissait d'une reprise de la production de 2004, reprise également en 2006 : les critiques ne manquaient pas.
Que pouvait produire un opéra baroque, destiné à des salles de 300 spectateur, avec un orchestre aux effectifs limités (une vingtaine de musiciens) dans un espace qui accueille 4000 spectateur ? Résultat : pas grand chose. Ou du moins si... mais pas musicalement ! Je m'explique. Pour "remplir" un peu cet espace et peut-être aussi pour attirer le spectateur new-yorkais, la production avait tout misé sur une mise en scène vive, un décor de cinéma et des stars vocales. Voir les extraits.
Le plateau pour commencer : immense, coulissant horizontalement et verticalement (transition scènes 2 à 3 de l'acte 3 pour nous faire descendre à la prison) pour nous ouvrir à d'autres lieux, comme un traveling au cinéma. Rien ne manque : la fontaine, la colonne, les écuries (un vrai cheval sur le plateau!!! Monté par le courageux Shenyang). Pas une feuille du lierre grimpant ne manque! La bibliothèque qui sert de décor à l'acte 2 et digne d'un film de cap et d'épée. Il a d'ailleurs été applaudi au lever de rideau (je ne m'habituerais jamais à cette pratique outre-atlantique, si loin de nos mœurs continentales...). Et quand Bertarido s'oppose à Garibaldo (fin de l'acte 2) c'est par un combat à l'épée (pas très en place d'ailleurs : les chanteurs ne sont pas des cascadeurs). Les costumes sont à l'avenant, historiquement informés et très luxueux.
Que reprocher à tout cela ? : la volonté de meubler la scène quand les chanteurs donnent leurs airs. L'opéra baroque est construit sur une structure par à coup : les récitatifs font avancer l'action, les airs décrivent et transmettent les états affectifs des personnages. Ces derniers sont da capo : la première partie est reprise mais non pas répétée car tout l'art du chanteur consiste à l'orner pour montrer ses capacités vocales. Donc, en général, pendant les airs il ne se passe pas grand chose et c'est tant mieux! car ainsi, on peut être complètement attentif au chant. Or ici, la volonté évidente de Stephen Wadsworth et de son décorateur Thomas Lynch est de compléter les airs par une action comme si le spectateur ne pouvait pas se contenter de la musique. On voit ainsi Renée Fleming et Andreas Scholl porter un enfant (déjà grand pourtant et surement pas léger) pendant leurs airs! Les autres personnages sur scènes ne s'agitent pas. Toute cette mise en scène et ces jeux scéniques sont finalement très premier degré.
Qu'on est loin de la subtilité de la transposition proposée par Jean-Marie Villégier en 1998 au Festival de Glyndebourne, heureusement captée en vidéo et disponible en DVD! La comparaison avec la production du MET ne tient pas une seconde pour la bonne et simple raison que Villégier n'oublie pas qu'il n'est qu'un metteur en scène d'opéra et qu'en tant que tel il doit se mettre au service de la musique (il en existe encore quelques uns comme Pierre Audi, Jean-Claude Auvray ou Robert Carsen). La transposition politique (car cet opéra met en scène le refus du machiavélisme en politique, le livret est en cela très fidèle à la tragédie de Corneille sur laquelle il est construit, cette ultime tragédie de Corneille, complètement tombée dans l'oubli) proposée par Villégier est non seulement cohérente mais elle est esthétique. Ses choix sont d'ailleurs l'exact opposé de ceux de l'équipe new-yorkaise : sobriété mais puissance expressive des décors, subtils jeux de lumière, jeu des acteurs inspiré par les films muets des années 30. Tout cela sert de cadre au chant et n'intervient pas comme un complément, un support au chant. De plus le drame de l'action n'apparait que plus clairement. On ne tremble pas pour les personnages montrés à New-York, les épreuves qu'ils traversent n'ont l'air que de quelque exercice propre à tester leur vertu. A Glyndebourne, on nous montre au contraire des personnages qui tremblent pour eux-mêmes et les leurs. L'action révèle leur vertu.
Last but not least : le chant. Là encore, la comparaison avec la production anglaise ne sert pas celle du MET. Renée Fleming  joue bien, elle est touchante mais elle est à l'automne de sa carrière et je trouve sa voix un peu trop acide, elle manque du velouté nécessaire à un tel rôle. De plus, spécialiste du bel canto, elle me semble introduire beaucoup trop de vibrato. Anna Maria Antonnaci est infiniment plus subtile, plus touchante : plus musicienne... Est-ce par souci d'homogénéité qu'Andreas Scholl use aussi de vibrato ? De façon moins prononcée certes, plus subtile que Renée Fleming car il ne l'introduit que dans les reprises de ses airs, comme un ornement parmi d'autres. Cependant, il ne le faisait pas en 1998 : ce changement est-il dû au chef d'orchestre ou bien est-ce une évolution de la voix de l'artiste lui-même ? Il faut reconnaitre qu'en un peu plus de dix ans, il a perdu de sa clarté et de sa puissance d'émission. Il en va de même pour les autres chanteurs. Je préfère l'élégance et la diction de Kurt Streit. L'Eduige de la pachidermique Stephanie Blythe est bien moins convaincante et subtile que celle de Jean Winter.
Enfin, la direction d'orchestre. Monsieur Bicket parvient à sonner baroque avec les moyens du Met, ce qui relève de la gageure et il ne s'en sort pas si mal. Christie est cependant plus nuancé et le propos de l'orchestre est plus clair et vif. La prise de son du Met n'était cependant pas parfaite, loin de là !
Mieux vaut donc investir dans un DVD qu'on aura envie de revoir que dans une place de cinéma pour une production qu'on oubliera bien vite !

Pour compléter cette critique : un article du NY Times et un de Forumopéra sur la reprise au Théâtre des Champs-Élysées de la mise en scène de Villégier.

dimanche 6 novembre 2011

Mendelssohn, Octuor à cordes op.20

 Enfin, j'ai eu l'occasion d'entendre en concert ce chef-d’œuvre précoce de Mendelssohn : l'octuor à cordes en mi bémol majeur op.20 de 1825! Je poursuivais mon exploration du genre du quatuor à cordes, lorsque je suis tombé sur cette pièce à la fois directe, très touchante, en même temps très alerte, fougueuse et d'une écriture très savante, exigeant des interprètes virtuoses. On le sait, le quatuor à cordes est un genre d'une extrême technicité où seuls les plus grands sont parvenus, parfois après beaucoup de tâtonnements (Brahms n'y venant que tardivement et après avoir détruit de nombreux manuscrits), à produire non seulement quelque chose de beau mais surtout de novateur : Haydn (qui a quasiment seul inventé le genre), Mozart (qui a réussi à introduire quelques innovations) et bien sûr Beethoven (qui a tracé pour la forme les voix de son futur). Ce dernier a déjà composé la série des quatuors Razumovsky ainsi que le Serioso, quand Mendelssohn rédige cet octuor. Il n'a alors que 16 ans! Et il n'écrit pas seulement pour un quatuor mais pour un double quatuor! Cela aurait pu ressembler à l'exercice d'un élève doué qui s'amuse à rédiger en latin dans le style de d'Horace une poétique nouvelle. Mais cet octuor n'a rien d'immature et là est le miracle! Il est d'une écriture complexe mais on y sent l'exubérance de la jeunesse, forte de la libre expression de ses forces. Tout ce que l'enregistrement par les quatuors Pražák et Kocian restitue. Ce disque, par lequel j'ai découvert cette pièce, ne mérite  pas sans raison son Diapason d'or! Ils parviennent à bien souligner les nuances au sein de chaque mouvement, sans négliger l'unité de l'ensemble. Leur énergie dansante dans le scherzo est, à ma connaissance, inégalée au disque. Le Quatuor Emerson a enregistré l'intégralité des quatuors de Mendelssohn ainsi que cet octuor mais ils ne parviennent pas, à mon sens, à atteindre cette légèreté, ce feu, en un mot cette intelligence des tchèques. 
 











Le risque pour moi était que la jeune formation Spira Mirabilis ne soit pas à la hauteur de l’œuvre.Ce ne fut pas le cas, même si l'interprétation proposée n'est pas sans faiblesse. Il n'y eut, bien heureusement, aucun problème dans la restitution des tempi et leurs variations mais un petit problème d'homogénéité. Le premier violon, Lorenza Borrani, était beaucoup trop marqué et avait tendance à insuffler trop de sentiments par ses longs legato. Le principe de cet octuor réside dans l'unité de l'ensemble : aucun instrument ne domine véritablement ni ne dirige. Là, ce fut un peu trop le cas. Par contre j'ai beaucoup apprécié l'engagement des musiciens après le concert. Ils proposent en effet un échange avec le public. Chose extrêmement rare! Certains spectateurs ont saisi cette occasion pour leur reprocher de ne jouer que cette pièce. Ils ont défendu leur choix en expliquant que les auditeurs peuvent alors se concentrer uniquement sur l’œuvre jouée et repartir en un sens avec elle. L'ensemble est engagée dans une démarche pédagogique assez inhabituelle. Ils ont décidé (jusqu'à quand?) de ne pas enregistrer pour inciter le public à aller au concert plutôt qu'à acheter des disques. Ils n'ont pas tort, mais encore faudrait-il que les salles et les maisons de productions proposent des tarifs plus accessibles. En l'occurrence 18€ pour le seul octuor de Mendelssohn, n'est-ce pas un peu cher?
Programme du concert à la Cité de la musique

mardi 30 août 2011

Art roman, Musée national d'art catalan, Barcelone

Je n'avais pas ressenti une émotion esthétique et spirituelle aussi intense dans un musée depuis bien longtemps!!!
 Les salles romanes du Musée National d'Art Catalan de Barcelone sont tout simplement magnifiques. Ces vastes salles présentent dans leurs dispositions architecturales originales de nombreuses fresques dans un très bon état de conservation nous révélant une palette de couleurs d'une grande fraîcheur. La disposition des œuvres, les lumières sont très bien pensées et adaptées aux fresques religieuses permettant de recréer des espaces proches de ceux des églises où elles se trouvaient initialement. Les conservateurs ont d'ailleurs eu la très bonne idée de ne pas masquer les supports de présentation des fresques, rappelant ainsi leur caractère d'intériorité et évoquant l'architecture les abritant initialement.
Il ne faut pas oublier en regardant ces fresques, qui pour nous sont des œuvres d'art dans un musée, qu'il s'agissait pour les croyants du Haut Moyen Age d'images sacrées. Notre civilisation depuis la Renaissance baigne dans les images, elles n'ont plus pour nous le caractère exceptionnel, rare, auratique qu'elles devaient posséder pour celui qui pénétrait dans une petite église de montagne. Nous voyons des saints que nous nous amusons à identifier par les symboles de leurs martyres, ils devaient y voir des intercesseurs entre le monde d'ici-bas et le monde céleste. La plus grande part des fresques d'absides présentées ici comportent un Christ en gloire dans une mandorle. On voit aussi de nombreux signes relevant de l’Apocalypse, comme les roues en flammes dans la photo ci-dessus. On notera malgré une palette peu étendue, l'absence d'uniformité ou de monotonie de la composition : les registres se superposent et les différents personnages (orants, saintes et saints, anges, Vierges) y trouvent place en fonction d'une stricte hiérarchie.
L'organisation iconographique se fait dans toutes les dimensions. Ici les saintes et les saints s'ordonnent horizontalement autour d'une fenêtre simple en plein cintre très étroite. Elle diffuse la lumière et le Christ en majesté est donc très logiquement situé au dessus en plein centre de l'abside. Dans des médaillons sur fond bleu les symboles des 4 évangélistes et dans les parties latérales de l'abside deux grands anges en mouvement vers l'extérieur. A l'interface de ces deux zones, des anges aux ailes multiples. Dans le plan vertical s'alignent le Christ, la main de Dieu le Père sortant d'un nimbe circulaire et enfin l'anneau mystique.
Ce qui fait la particularité de cette fresque est l'extrême stylisation des visages des personnages qui ne sont pas sans rappeler ceux des manuscrits irlandais. E. Kluckert, dans L'art roman, Architecture, Sculpture, Peinture (Ullmann, 2004), rappelle en effet que la diffusion de modèles iconographiques s'est faite par l'intermédiaire des manuscrits et enlumineurs irlandais, recrutés pour mettre en œuvre le projet carolingien d'un empire intellectuellement unifié. Il n'est donc pas impossible que ces fresques catalanes par l'intermédiaire des textes enluminés diffusés dans l'empire soit inspirées d'images irlandaises. Il est à noter de plus le parallèle entre le fond de certaines fresques utilisant les 3 trois couleurs primaires et les fond des miniatures de Beatus de Liebana. 
Le contraste est donc d'autant plus fort avec les modèles beaucoup plus réalistes directement inspirés par les byzantins. On peut le voir sur la photo ci-contre où le mouvement de cheveux du personnage est naturaliste. J'ai été surpris par certains choix de représentation comme cette annonciation où Marie n'est pas devant un livre mais en train de filer. Cette surprise n'étant due qu'à l'habitude de voir Marie, en femme lettrée devant une bible. Or nous ne sommes pas encore là à une époque où le livre est un objet courant et où la femme peut-être considérée comme capable d’intellection. 
En ce qui concerne les arts plastiques, deux choses m'ont étonné. Tout d'abord un crucifix dont le Christ est habillé d'une longue tunique rouge et bleue. Je n'en avais jamais vu. Il symbolise un Christ en gloire amis sur la croix. Ensuite, absolument stupéfiant ! : un chapiteau dans le style corinthien mais dans l'esprit proprement médiéval chrétien, habité, hanté par le démon sous toutes ses formes. On voit en effet poindre dans les volutes végétales de l'acanthe, une face de démon-serpent. Il y a là une histoire des formes à faire : comment la forme d'une plante méditerranéenne en vient à inspirer le chapiteau d'une colonne puis devient l'objet d'une reprise dans un tout autre monde mental et religieux. Le végétal, la nature n'est plus thème de représentation mais se voient investis d'une présence mystérieuse et possiblement dangereuse. Quoique... ? On trouve souvent dans les ouvrages sur l'art roman, l'idée que les spectateurs contemporains de ces œuvres en étaient effrayés. Mais qu'est-ce qui permet de l'affirmer ? A-t-on les traces écrites de leurs effets affectifs ? Une telle affirmation ne relève-t-elle pas plutôt du préjugé selon lequel nos ancêtres étaient plus naïfs ? Il est certain que ces œuvres et ces images étaient les seules auxquelles ils avaient accès et qu'elles devaient de ce fait les impressionner fortement. Il est très difficile pour nous qui baignons dans les images depuis notre naissance, d'imaginer (car la sensation ne peut que nous échapper) les effets sur les hommes d'alors de ces images apparaissant au cœur d'un lieu de culte. Quel monde mental pouvait être le leur ?
On trouve de très bonnes photographies des œuvres de ce musée sur cet album Flir.


La bande son de cette visite peut être l'enregistrement par l'Ensemble Organum du Chant mozarabe de la cathédrale de Tolède.

jeudi 30 juin 2011

Une si belle folie

Ce printemps 2011 a été esthétiquement et législativement inscrit sous le signe de la folie. L'art des fous qu'on appelle pudiquement art brut continue d'entrer dans les institutions muséales (La Maison Rouge à Paris, le LAM de Villeneuve d'Ascq), le tout premier festival d'histoire de l'art portait sur ce thème (dont l'affiche est hideuse) et même Grande Galerie, le magazine du Louvre dans son n°16 aborde la question. On y trouve une proposition de reconstitution d'un retable de Bosch, comportant la célèbre Nef des fous. Je la trouve pour le moins surprenante, mais comment être sur de quoique ce soit avec Bosch ?
Par ailleurs, les administratifs français cherchent à pénaliser de plus en plus les aliénés, comme si leur état n'était pas une maladie mais un choix dans lequel ils se complairaient ! Il y a quelque chose d'abject à s’extasier devant des œuvres en ignorant dans quelles conditions de vie sociale et de souffrances elles ont été produites. Sont-ce même des œuvres ? Il y a là une véritable réflexion à mener sur le statut de ces productions.
La revue L'Histoire (dans ses hors-séries appelés Les Collections, n°51 d'avril 2011) a sorti un numéro sur La Folie. Bien quelle sous-titre d’Érasme à Foucault, les articles traitent également de la folie dans l'Antiquité et à l'époque contemporaine. De plus, le numéro comporte un titre complémentaire : Depuis quand a-t-on peur des fous ? Il est clair que cette revue cherche à éclairer la situation française actuelle, qui, malheureusement, fait l'objet de trop peu de débat au sein de la société et de la classe politique. L'intérêt est double : les auteurs appartiennent à des disciplines différentes : historiens, philosophes, psychiatres et les images sont nombreuses, de bonne qualité et souvent inédites. Voici un résumé de la structure du numéro par CL, stagiaire (les pauvres stagiaires sont réduits à des initiales !!!) sur le blog du CEDOC Jean Piaget :
Ce numéro  est divisé en trois grands chapitres. Le premier éclaire le lien entre folie et divinité qui était surtout présent dans l'antiquité, mais qui est toujours présent dans certains endroits du monde où la mythologie est encore présente, contrairement à la science.
Le deuxième chapitre expose la perception de la folie au Moyen Age. Dans cette grande période de l'histoire européenne le fou rimait bien souvent avec sagesse. On peut prendre comme exemple le personnage du bouffon du roi qui était le seul à pouvoir critiquer ouvertement le roi et dont les critiques contenaient une certaine forme de sagesse camouflée. Toujours au Moyen Age, la folie était souvent interprétée comme une souffrance amoureuse.
Le troisième chapitre se penche sur un cas tristement célèbre: celui des asiles. Sur ce sujet, il y a de nombreux avis qui divergent. Doit-on enfermer un individu qualifié de fou ou est-ce l'enfermement qui rend fou? La société est-elle victime des fous ou au contraire est-elle à l'origine de la folie de par son caractère répressif, inégalitaire et intolérant?
Dans l'ensemble donc une bonne introduction à cette question avec une excellente intervention du philosophe Marcel Gauchet pour éclairer le débat. Heureusement que certains continuent l'effort de penser !
Je me suis lancé à la suite de cette revue dans la lecture de ce grand classique humaniste qu'est l’Éloge de la folie d’Érasme. Elle est finalement bien raisonneuse cette folie qui est sensée parler... Elle se révèle bien philosophe finalement. A l'intention de mes élèves, j'ai relevé et mis en ligne sur mon blog pédagogique une série d'extraits se rapportant aux notions au programme. La philosophie et la folie entretiennent des rapports aussi anciens que la philosophie elle-même : la première n'est-elle pas une forme de la dernière ? De quoi est taxé le prisonnier qui, après avoir été libéré de la caverne de Platon (République, livre 7) et ayant ainsi découvert la vérité de la réalité, revient parmi ses anciens codétenus ? : de folie. Pour creuser la question on peut lire article (assez ardu) de Rémi Brague Le fou stoïcien dans le recueil Introduction au monde grec chez Champs Essais.  Le grand paradoxe, l'échec, pourrait-on dire de l'apologie partiellement ironique de la folie faite par Érasme est qu'elle ne suscite pas la folie... Au contraire cette lecture stimule la lecture analytique du monde et des comportements humains. N'est-ce pas la raison raisonneuse qui se cache sous le masque de la folie ?

Dès qu'on a commencé à considérer la folie comme un état pathologique et non pas comme une transe sacrée, on a cherché des remèdes, des cures, des thérapies. Or ces dernières n'ont pas toujours été physiques, matérielles, mais aussi psychiques. C'est à l'histoire de ces cures mentales que Zweig s'est attaché dans un excellent recueil de trois biographies intellectuelles : La guérison par l'esprit. Il y traite, dans l'ordre chronologique, de Mesmer, de Mary Baker-Eddy et de Freud. Il ne s'agit pas d'un travail uniquement historique, car Zweig intervient très souvent dans le récit pour porter des jugements de valeur. Surtout à propos de Mary Baker-Eddy. Quel destin extraordinaire ! Zweig construit son récit de cette sorte qu'on reste surpris du succès d'une femme aussi médiocre intellectuellement et humainement. En même temps, il dresse ainsi le portrait de la fondatrice de la Christian Science (je ne peux m’empêcher de voir là plus qu'un oxymore : une contradiction dans les termes), qui me semble être aussi peu chrétienne que scientifique, mouvement proprement américain. Rien de tel ne s'est développé sur le continent européen. Le point de vue de Zweig sur Mesmer et Freud est très différent. Il s'attache à réhabiliter la mémoire et les découvertes, si dénigrées, de Mesmer, en montrant que sans ses essais, rien de la psychologie moderne, et tout particulièrement de la psychanalyse, n'aurait été possible. Quant à Freud, Zweig semble tout acquis à la cause freudienne. Il faut dire qu'il écrit alors que le maître de Vienne est toujours en vie, qu'il a derrière lui, l'aura de sa carrière et de ses écrits. 
On jugera de l'intérêt relatif de chacune des 3 parties par le nombre de post-it que j'y ai apposé.
Qui cherche à comprendre l'hypothèse freudienne dans le cadre des connaissances de son époque ainsi que la théorie elle-même trouvera ici un très bon résumé. De même dans l'introduction de ce recueil Zweig propose une hypothèse où la religion et la médecine ont des origines communes. Une généalogie commune, pour le moins originale.

mercredi 29 juin 2011

Wagner, Le crépuscule des dieux, Opéra Bastille

Avec Le crépuscule des dieux, le Ring de l'Opéra, le Ring de la reprise, prend fin. Enfin ! pourrait-on presque dire tant ce qui nous a été présenté sur scène pendant deux saisons a oscillé entre le pénible, le grotesque et le contre-sens. A l'exception de quelques rares, trop rares, trouvailles ponctuelles, cette mise en scène était tout simplement vilaine. Günter Krämer est un régisseur allemand et manque singulièrement de vision, de cohérence, d'une certaine élégance aussi. Ce n'est pas non plus un excellent directeur d'acteur. Certes ! les chanteurs sont avant tout des chanteurs mais alors qu'on ne leur demande pas de faire des roulades, surtout quand leur corpulence leur accorde la grâce d'un cachalot ! La mise en scène au Châtelet de Wilson devait être beaucoup plus clémente pour les chanteurs...
Chantal Cazaux sur le site d'Avant Scène Opéra fournit un excellent résumé de cette production :
  Et voilà. C’en est fini du Ring de l’Opéra de Paris, si événementiel (et si cher ?) qu’il suscita la création d’un « Cercle [de ses] amis », généreux donateurs qui, comme le reste du public, auront découvert depuis 2010 le calamiteux vide-grenier scénographique proposé par Günter Krämer – en partie compensé par de belles réalisations musicales, heureusement. On peut être sûr que Richard Wagner lui-même, devant un tel embrouillaminis d’idées avortées, aurait concocté une de ces narrations récapitulatives dont il avait le secret pour remettre son spectateur sur les rails. Souvenez-vous… Le Walhall en construction, c’était le IIIe Reich et sa « Germania » idéale ; les dieux, pendant les travaux, squattaient une station orbitale, tandis que les Géants menaient une rébellion de ninjas. Un peu plus loin, Hunding et ses sbires massacraient à la machette tandis que les Walkyries nettoyaient les cadavres à la morgue surveillées par des « liquidateurs » en combinaison intégrale. Quand au petit Siegfried, élevé par Tata Mime à la lumière d’un placard à cannabis, il croisait un peu par hasard la route d’un trafiquant d’armes avant de découvrir Brünnhilde en haut d’un escalier aussi raide qu’une piste noire. Vous êtes un peu perdu ? c’est normal. Cette année, comme Siegfried a grandi, il est passé de la salopette au smoking ; Germania est complètement oubliée ; Brünnhilde a aménagé sa caverne avec la collection blanche de chez Interior’s, et les Gibichungen attendent une Fête de la bière qui ne vient pas.
Il y a, dans ce constant n’importe quoi, une forme de pari fou que l’on saluerait s’il était tenu brillamment… mais n’est pas un Monty Python qui veut. Hormis quelques touches de finesse ici et là (comme cet Alberich incognito, travesti en Grimmhilde mais toujours de dos, comme une inquiétante Mrs Bates…), Krämer ne donne nulle épaisseur à son inventaire, et en surligne au contraire les limites. Siegfried est toujours aussi benêt, et ses combats ou ses étreintes aussi mal dirigées – au point de frôler tout à la fois le vide et le ridicule lorsqu’il enlace et retourne Brünnhilde sur une table ou sur un banc… Le plateau est toujours aussi mal occupé (quand on a les moyens techniques de Bastille sous la main, on fait autre chose que des avant-scènes permanents !), et les contresens aussi fréquents, comme faire entrer Gunther chez Brünnhilde pour une pathétique scène de séduction à trois, Siegfried agitant un bout de tissu doré devant lui pour faire « celui qu’on ne voit pas ».
Comment parachever le grand-œuvre wagnérien, et sa dernière soirée de 4 h 30 de musique qui doit tout à la fois clore une narration et en révéler le sens ultime – selon cette double « fin », proustienne aussi, où l’achèvement est horizon, et le crépuscule, aube également… –, quand on en a réduit en bouillie la trajectoire intérieure ?! Que Krämer puisse oser apposer, sur la plus belle musique qui soit, les images cheap d’un jeu vidéo où un pistolet dézingue à tout va des walkyries-cibles virtuelles, relève de la tristesse plus encore que du scandale.
Certes, c’est beaucoup parler de ce qui est finalement un si grand ratage – mais quand on voit l’importance symbolique que revêtait le fait de remonter, enfin, un Ring à l’Opéra de Paris, après un demi-siècle d’attente, et quand on imagine que l’année 2013 s’approche à grands pas avec, qui sait, une reprise (?), on ne peut que rester sidéré de ce fiasco théâtral.
Du résultat musical, en revanche, on ressort enchanté. Philippe Jordan, magistral autant qu’enveloppant, mène l’Orchestre de l’Opéra à une trajectoire théâtrale et sonore qui parvient à surmonter le « boulet scénique » qui voudrait la plomber : les 4 h 30 passent sans qu’on les ressente, on est emporté par la vague des pupitres tour à tour gorgés de fougue et de nuance – au point même de trouver la Musique funèbre un tantinet triomphale, et les dernières notes, pas tout à fait évanescentes… Le chef est présent à chacun, comme naturellement chez lui dans cette partition dont il fait entendre les entrelacs avec une élégance charnelle.
Quant au plateau vocal – qui joue le jeu de cette mise en scène au mieux de ses possibilités –, c’est là le « bouquet final » qui mérite notre attention et notre admiration. Les Nornes et les Filles du Rhin sont bien équilibrées et plutôt énergiques (un peu trop dures parfois pour les Filles du Rhin) ; Gunther et Gutrune sont moins brillants mais tout aussi bien appariés et stylés (Iain Paterson et Christiane Libor). Peter Sidhom marque bien peu en Alberich, sauf par son jeu, et doit céder devant la voix glorieuse de son fils, le stupéfiant Hans-Peter König. Projection et ampleur de timbre à faire trembler tout Bastille, le tout avec une élégance de touche et une musicalité parfaites qui rendent même le cri de haine somptueusement beau, ce Hagen effraie, paradoxalement, par sa maîtrise de soi et son attitude impénétrable – bien dessinée, pour une fois, par le choix du metteur en scène de l’immobiliser en fauteuil roulant. La Waltraute de Sophie Koch remporte tous les suffrages, par l’intelligence de sa présence scénique et vocale, par la subtilité de son chant pourtant plein, par sa diction aussi. Du Siegfried de Torstern Kerl, on retrouve les qualités (celles d’un musicien raffiné et nuancé, endurant au demeurant) et le défaut (une voix trop courte pour Bastille), encore accentué ici lors des duos avec Brünnhilde où la projection décoiffante de Katarina Dalayman l’écrase à chaque fois. Cette dernière remporte un triomphe mérité ; en grande forme ce soir du 18 juin, elle ne semble jamais forcer pour lancer ses aigus comme des dards de métal chaud – qui ont le seul défaut d’éteindre, en comparaison, son bas-medium, moins efficace. Ce sont eux, et le chef, que le public applaudit chaleureusement, et c’est bien d’eux que l’on emporte les impressions qui restent de ce Crépuscule : belle victoire de la musique !
Quant à Günter Krämer, on a pour lui le cri du cœur final de Hagen : « Zurück vom Ring » (pour lequel nous proposerons en traduction… « Bas les pattes ! »)

Ce fut donc mon premier Ring scénique (sûrement pas le plus mémorable...). Celui de Chéreau malgré une vidéo calamiteuse me semble beaucoup plus pensé. C'est une mise en scène de théâtre et pas de demi-concepts à peine pensés comme celle de Krämer. Il faut reconnaître quelques idées ponctuelles. Dans ce Crépuscule des dieux, on peut retenir la scène tournante, symbole même de cette fin de cycle qui est aussi un commencement. Il semble judicieux également de faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant et d'Alberich un personnage sur scène incognito mais agissant dans l'ombre. Je suis plus sceptique quant à faire d'emblée des Nornes des aveugles, de même pour leur identification aux Filles du Rhin (surtout quand vocalement, il faut substituer une chanteuse à une autre). Les bavaroises (qui sont dansées par des hommes, quel poncif !...) qui installent des tables et des bancs dont dramatiquement, scéniquement, esthétiquement rien n'est tiré sont une pure aberration.Je ne parle pas de Siegfried mangeant du Nutella et cultivant de la Marijuana, surveillé par un Mime travesti en femme ! Que de clichés encore... Pourquoi n'y a-t-il d'ailleurs aucune photo de cette production dans les programmes si couteux ? Certes, le choix de textes et l'iconographie sont judicieux et précis, souvent inconnus ou au moins rares, mais rien de la mise en scène, si ce n'est une photo tirée de la Walkyrie (ci-dessus) dans la revue de l'Opéra de Paris...

J'ai hâte de voir les vidéos des duos Levine/Schenck, Barenboïm/Kepfer et Mehta/Fura dels Baus (la dernière étant la plus prometteuse) pour voir ce qu'on peut faire de beaucoup plus convaincant avec un tel texte et une telle histoire.
Comme on l'a lu dans la presse (Le Monde si je me souviens bien) on pouvait aller à Bastille en fermant les yeux, ce qui ne signifie pas les yeux fermés! Il n'y avait, il est vrai, en général, rien d'intéressant à voir sur le plateau. Il suffisait d'écouter l'orchestre. Quelle merveille ! Dès L'or du Rhin, on a senti que le chef et l'orchestre ne faisaient qu'un et que le premier allait emmené le second et tous les spectateurs avec, dans tous les méandres, la force et les nuances de cette partition titanesque et contrastée. Et Philippe Jordan n'a rien omis (en dirigeant pourtant de mémoire !) : ductile, vif, ensorcelant, sombre, solaire ! tout ! il a réussi à tout rendre avec ses musiciens qui ont reçu une standing ovation bien méritée. Si ce que j'y ai vu n'était pas mémorable, ce que j'y ai entendu l'étais!

Puisque j'ai mis mon été sous le signe de Wagner, j'ai lu le Solfège sur ce compositeur rédigé en 1960 par Marcel Schneider (et visiblement réédité depuis). J'ai été globalement déçu par ce numéro, alors que je trouve cette collection particulièrement bonne par ailleurs. L'iconographie est sans intérêt, pour ne pas dire médiocre. Les chapitres sont très inégaux. Le premier sur la vie de Wagner est très général, trop général. On n'y apprend pas grand chose. Il est très surprenant, d'une autre école, presque d'un autre âge de distribuer la vie de Wagner en 4 moments intitulés par les 4 mouvements agogiques de la 9e symphonie de Beethoven, quand bien même elle fut déterminante pour le compositeur. Le second chapitre sur Le drame musical est une bonne introduction aux innovations orchestrales de Wagner, toujours soumises aux nécessités dramatiques. Le 3e chapitre Les points cardinaux est de loin le plus intéressant. Il analyse chaque opéra, en insistant plus longuement sur Tristan, le Ring et Parsifal. Schneider fournit de très bons éléments pour comparer les sources littéraires aux drames écrits par Wagner. L'ouvrage comporte enfin un chapitre sur le Génie de Wagner où l'auteur cherche à montrer que Wagner n'était pas philosophe et qu'il n'a pas construit une philosophie. La question est : qui a jamais prétendu qu'il le soit ? Question d'un autre temps ? Un tel travail critique a-t-il été nécessaire pour qu'on envisage Wagner comme il est : un compositeur brillant à plus d'un titre? Schneider place Wagner sous l'influence philosophique de Feuerbach et de Schopenhauer. Si cette dernière référence me semble correcte, la première me paraît injustifiée, connaissant très bien la pensée de Feuerbach... Un ouvrage qui n'est donc pas à recommander aux wagnériens débutant et qui rebutera surement les wagnériens confirmés.

vendredi 17 juin 2011

Le Gaigne, Paris, 4e arrondissement


Il y a quelque chose de familier et à la fois de doucement original (sans être exotique) dans la cuisine du chef Mickaël Gaignon qui officie dans son propre restaurant Le Gaigne rue Pecquay dans le 4e arrondissement. La localisation pour commencer est plutôt originale : le Marais est plus réputé pour sa nourriture surgelée-micro-ondée servie par de beaux mâles à d'autres beaux mâles que pour ses tables gastronomiques... Le lieu ne paie pas de mine : 20 couverts casés (tassés?) dans un petit espace carré, aux murs violacés, pourpre. Sans être jolies, ces teintes ont au moins le mérite de ne pas agresser l’œil. Que dire par contre des luminaires et du lavabo des toilettes? Sceptique, je vous laisse juger. Mais qu'en est-il de l'essentiel, c'est-à-dire de l'assiette?
N'ayant peur de rien et pour une occasion toute spéciale, nous n'hésitâmes pas une seconde à choisir le menu dégustation accompagné des vins, choisis avec beaucoup gout et d’originalité par l'épouse-maître d'hôtel-sommelière du chef.

1e entrée : Roulé au jambon blanc de M. Leguel et macédoine de légumes à la saucisse de Morteau, poireaux vinaigrette. Oui, oui : un roulé de jambon à la macédoine ! A quand remontait mon dernier roulé de jambon à la macédoine digne de ce nom? car il va sans dire que toutes les cantines scolaires ont dégouté des générations entières de cette printanière entrée... Or pour moi, ce fameux roulé est une sorte de madeleine : je revois ma Tata Chantal servir ses roulés de jambon avec ses doigts, sans oublier de les lécher entre chaque assiette servie... Ici, M. Gaignon choisit des ingrédients de premier choix et ajoute une petite note fumée avec de la saucisse de Morteau. Le tout est agrémenté d'un œuf mimosa et d'un petit poireaux relevé non d'une vinaigrette mais de graines germées au gout piquant. Bonne entrée en matière donc : printanière, fraîche, française et familière. Là-dessus un Rosé de Loire 2008 - Château la Franchaie, loin des rosés Gris de blanc, transparents et minéraux, on a à faire ici à un rosé soyeux et presque gras, aux notes de fruits confits. Une belle découverte...ce ne fut pas la seule.

2e entrée : Nems de sardine, gaspacho de tomate au vinaigre de riz, maquereau au vin blanc, cake aux olives. Là une petite note d'exotisme avec un mariage de l'Asie et de la Méditerranée. Le croustillant du nem contraste très bien en bouche avec le gras moelleux du filet de sardine. Le petit gaspacho, façon sauce pour nem, apporte l'acidité qu'il faut. Les feuilles de salade et de menthe poivrée rappellent vraiment la restauration asiatique. Le filet de maquereau sur un cake aux olives n'apporte pas grand chose mais il ne gâche pas non plus le nem. Pour accompagner cette deuxième entrée, ainsi que le premier plat, il nous a été proposé un Côtes du Rhône blanc "Cuvée les Diablotines" 2010 - Domaine des Espiers. Je ne bois que très rarement du Côtes du Rhône blanc, tout simplement parce que je en les connais pas et dans mon souvenir, il n'y en a que tout aussi rarement sur les cartes. Celui-ci était très clair, presque transparent et dégageait en bouche un gout de réglisse très agréable. Honorable sur les poissons gras, il a révélé tout son potentiel sur le premier plat.

1e plat : Saint Pierre des Côtes Basque poêlé au thym, petits pois et champignons du moment, Balsamique de Modène 8 ans d'age. Après le contraste entre familiarité et exotisme des entrées, ce plat m'a complètement conquis. Bien évidemment la qualité, la fraicheur et la cuisson du poisson étaient parfaites...on en attendrait pas moins mais la préparation associait gouts et textures de façon très choisie. Les petits pois frais, entiers et en purée, ainsi que les girolles apportaient douceur et onctuosité à l'acidité des petits morceaux de tomates confites et du vinaigre de Modène. Le Côtes du Rhône blanc a alors révélé ses notes plus minérales, accompagnant le tout avec discrétion. Rien de pire qu'un vin qui veut parler plus fort que le plat,surtout quand il s'agit d'un poisson !

2e plat : Pintade de la ferme de M. Quintar au chorizo cuite en croute de sel, spaetzle poêlés au persil frais. Avis très contrasté sur ce plat de viande. La pintade : très bien on en mange peu. Mais la croute de sel, si elle permet une cuisson à l'étouffé, sale complètement la viande, ce qui n'est pas très agréable. Le chorizo relève la viande mais peut-être un peu trop également. Malgré l'incongruité de leur présence dans ce plat aux accents une fois encore méditerranéen, la poêlée de spaetzle au persil et au chorizo est excellente. Pour cette viande un bon classique Saint-Emilion Grand Cru 2003 - Château vieux Sarpe. Il ne fallait rien moins qu'un Saint-Emilion pour faire face au chorizo et au sel. Sans être ni une fausse note ni une mauvaise idée, la préparation de ce plat est peut-être à revoir pour réduire le sel.

Fromage : Nuage d'Epoisses au Marc de Bourgogne, mesclun. Alors là!! Pour quelques euros de plus, une découverte extraordinaire! Une mousse (préparée au siphon) d'époisses relevée de Marc de Bourgogne. On retrouve intacts toute la puissance du fromage et son gras sans sa consistance onctueuse habituelle. Au contraire la langue est surprise qu'une telle légèreté mousseuse soit si goûtue et forte en bouche, d'autant plus avec la pointe de Marc qui relève le tout. On finit ainsi le repas sur un fromage sans se surcharger l'estomac. M. Gaignon a réussi à conserver le parfum, l'essence, l'esprit de l'époisses. Bravo! Le Saint-Emilion tient tout à fait le coup sur cette invention : son soyeux tanique sied très bien à la force de cette mousse.

Dessert : Cerises pochées sur un biscuit dacquoise, crème au kirsch, amandes caramélisées et tuile croquante. On finit sur une note de douceur. Le chef à la bonne idée de ne pas jouer sur les contrastes entre le fromage et le dessert et de rester dans la mousse. L'ensemble est doux, fruité, légèrement sucré, un peu craquant du fait des amendes. Très agréable. Bien évidemment sur un dessert aux cerises, rien d'autre qu'un Maury Vintage 2008 - Mas Amiel. Ce vin doux naturel fait également office de digestif ou de porto.

Pour résumé : techniquement très bien maîtrisé, original sans être excentrique, accueil discret et efficace et prix très abordables. Visiblement les touristes anglais et américains sont plus au fait de cette perle perdue dans le Marais que les parisiens : ils constituaient 50% des clients ce soir-là.
Le chef change de carte tous les mois... on a hâte de voir ce qu'il peut nous proposer pour l'été.